La Veuve Joyeuse à Nice : une Heure exquise
"Heure exquise qui nous grise…." Ces paroles parmi les plus célèbres dans tout le répertoire de l'opéra sont celles du sublime duo qui conclut La Veuve joyeuse de Franz Lehár, en français. Mais la suite du texte était jusqu'à présent connue dans la version traduite par Robert de Flers et Gaston de Caillavet en 1909, qui s'écarte tout de même beaucoup de l'original allemand. L'Opéra de Nice propose donc une nouvelle version entièrement retraduite en français pour l'occasion par le metteur en scène Benoît Bénichou, qui donne aussi sa revanche aux femmes et souligne la temporalité du propos.
La Veuve joyeuse est en effet connue avant tout pour ce sublime duo final de L'Heure exquise, or c'est justement celui-ci -et en particulier l'une de ses phrases- qui a motivé le metteur en scène à tout reprendre : “Le texte français traditionnel m’a paru complètement dépassé, il ne raconte même pas vraiment l'histoire de La Veuve joyeuse. Dans les airs de la partition allemande, l’action avance. On apprend des choses sur Hanna, son passé, ce qu’elle attend, ce qu'elle veut. Alors que dans la version française, l'action stagne. Le duo le plus connu, celui de cette Heure exquise, est le seul moment où les deux personnages principaux arrivent enfin à se dire "je t’aime". Or le texte français nous y impose une métaphore vulgaire à souhait : "Brebis prends bien garde au loup Le gazon glisse et l'air est doux Et la brebis vous dit: Je t'aime loup." C’est cette phrase qui m’a fait dire qu’il fallait tout changer. Il s’agira d’une traduction quasi littérale de l’allemand, avec l’adaptation nécessaire pour coller à la musique.”
Mais quelles que soient les versions, l’enjeu est et sera toujours la réunion finale des deux protagonistes : Hanna, la Veuve joyeuse, et l’attaché militaire Danilo. La Veuve joyeuse sera incarnée à Nice par Camille Schnoor, qui semblait faite pour cette production, elle qui réunit les nationalités franco-allemandes, la formation des deux côtés du Rhin et du lyrisme (en opéra et opérette) et qui, originaire de la ville de Nice y fera ici ses débuts. Pour elle, les raisons du succès de ce duo tiennent dans cette “mélodie très simple et facile à retenir et pourtant inouïe : l'œuvre de Lehár est impressionnante dans sa variété et sa richesse, et ce duo est une petite perle, raison pour laquelle il est célèbre à juste titre. Les deux interprètes doivent donc être dans un son très velouté. Oser presque un peu sortir de la voix d’opéra, détendre un peu le son en tout cas, trouver une qualité commune de douceur, de rondeur, de chaleur. La tessiture n’est pas très aiguë, ni tendue, ni pour l’un ni pour l’autre. Elle permet de dessiner ce côté intime, dans leur bulle, de ces amants qui se chantent ces doux mots d’amour.”
Danilo (qui avouera finalement son amour à Hanna) sera incarné par le baryton Frédéric Cornille, qui confirme ce ressenti dans le déploiement de cette nouvelle version : “La traduction fonctionne très bien dans la prosodie et dans l’épaisseur dramatique encore plus présente, avec plus de relief et d’intensité que dans la version française de tradition. Benoît Bénichou a repris délicatement la prosodie, afin que les voyelles soient bien amenées dans la vocalité, dans la ligne, comme dans le registre aigu du baryton de Danilo. J’ai récemment pris le rôle de Pelléas, que je pensais plus aigu que Danilo, mais celui-ci est d’un registre lyrique.”
À l’image du duo de ces deux personnages, Camille Schnoor renchérit : “Dans le duo final avec Danilo, la tension dramatique redescend certes mais demande de déployer une voix très lyrique. Ces deux personnages se cherchent, s’évitent, se repoussent durant toute la soirée : l’égo se met dans leur chemin. Ils se font du mal, mais finalement la glace se brise dans ce duo. L’émotion doit alors pleinement passer dans la voix avec une grande sincérité, mais en sachant la doser techniquement (alors que les larmes me viennent toujours à ce moment). Il faut contenir l’émotion, notamment pour ces notes aiguës, très piano, très tendres et qui viennent faire fondre Danilo (mais moi aussi) : baisser les gardes.”
“L’intérêt de jouer l'œuvre en entier, poursuit Camille Schnoor, est de montrer tout ce qui se passe avant ce duo si connu. Nous l’avons tous entendu et chanté de nombreuses fois, en morceau isolé en concert mais c’est infiniment plus touchant dans l’entièreté de l’œuvre. Les violons prennent au cœur, nous sommes un peu dans un état second où la technique devient naturelle, au service de l’émotion quand il s'agit de l'aboutissement d'un tel parcours amoureux semé d'embûches.”
Frédéric Cornille le confirme à nouveau : “L’intérêt d’avoir chanté ce morceau de très nombreuses fois en concert et de le retrouver dans cette œuvre, a fortiori écrit différemment dans cette version niçoise, permet de l'interpréter avec d’autant plus d’authenticité, sans détour. Les deux amants se disent les choses, comme tous les amoureux, et les nouvelles paroles traduites en français par Benoît Bénichou collent à leurs sentiments. J’ai beaucoup de plaisir à le chanter dans cette version, peut-être même plus que dans l’ancienne aussi car elle fait moins opérette.”
Mais ce duo dans le cadre de l'œuvre intégrale est d'autant plus attendu, un défi qui apporte son lot d'anticipation mais aussi d'appui pour les interprètes comme le confirme la chanteuse : “Cela peut être un peu inhibant lorsqu’on chante un opéra qui contient l’air que tout le monde attend, et qui impose d'autant plus de ne pas serrer la gorge par anticipation”. L'émotion et la technique se rejoignent alors pour le plus grand plaisir des personnages et des spectateurs.
Les plus grands chanteurs de l’histoire ont ainsi interprété ce légendaire duo de L’Heure exquise, l'occasion d'une écoute comparée :
Voici les textes des deux versions françaises de ce fameux duo : d'abord l'adaptation de 1909, puis la traduction de 2021 qui sera donnée à Nice
Heure exquise Qui nous grise Lentement
La caresse La promesse Du moment
L'ineffable étreinte De nos désirs fous
Tout dit: Gardez-moi Puisque
je suis à vous.
Sanglots profonds et longs
Des tendres violons
Mon cœur chante avec vous
À casse-cœur, à casse-cou
Brebis prends bien garde au loup
Le gazon glisse et l'air est doux
Et la brebis vous dit:
Je t'aime loup.
L'ineffable étreinte De nos désirs fous
Tout dit: Gardez-moi Puisque je suis à vous.
Danilo :
Heure exquise qui nous grise, aime-moi.
Nuit troublante, envoûtante, sois à moi.
La sublime étreinte, de nos deux mains jointes,
Semble dire bas, tout bas :
« Je suis à toi ».
Hanna :
Unis dans un frisson,
Au son des violons,
Comme un fou mon cœur bat,
Lorsque je suis tout près de toi.
Si ma bouche ne dit mot,
Entend mon cœur dire tout haut :
« Je t’aime éperdument,
Eperdument ! »
Tous les 2 :
La sublime étreinte, de nos deux mains jointes,
Semblent dire bas, tout bas :
« Tu es à moi ».
(tous droits de traduction réservés, © Benoît Bénichou)
Une production à retrouver à l’Opéra de Nice les 3, 4 et 5 décembre 2021 dans le cadre de la XXème édition du Festival d’Opérette de la Ville de Nice.
Pour naviguer parmi les Airs du jour de cette série, cliquez sur les liens ci-dessous :
1- L'ouverture et l'orchestration
2- Une Heure exquise
3- L'entrée d'Hanna en star Hollywoodienne
4- L’Air de Vilya
5- Entrée de Danilo
6- Camille et Valencienne, acte I
7- Camille et Valencienne, acte II
8- Camille et Valencienne, conclusion
9- Les grisettes
10- Femmes, femmes, femmes !