Robert le Diable et Bertram : Je suis ton père
Bertram dans Robert le Diable est un Méphistophélès, mais son nom est emprunté à une pièce homonyme (Bertram) du prêtre et auteur irlandais Charles Robert Maturin. La pièce est créée en 1816, et adaptée en français dès 1821 par Charles Nodier et le Baron Isidore Justin Séverin Taylor, sous le nom "Bertram, ou Le Pirate" qui inspirera à son tour Il Pirata (l'opéra de Bellini sur un livret de Felice Romani créé à La Scala de Milan en 1827).
Nicolas Courjal qui tiendra à nouveau ce terrible rôle à l'Opéra national de Bordeaux nous le présente : "Bertram est probablement le rôle du répertoire français pour basse le plus difficile. D’abord parce qu’il est très long, avec notamment au troisième acte un enchaînement de presque 45 minutes de chant, avec des duos, trios, airs. Il y a des vocalités très différentes, entre des duos presque rossiniens, qui s’enchaînent avec des moments beaucoup plus dramatiques se rapprochant plus du Faust de Gounod. Cela demande beaucoup d’agilité, de souplesse et d’endurance. C’est un rôle de diable à la française typique, très proche des Méphisto de Gounod et Berlioz, avec une dimension différente venant du fait que Robert serait le fils de Bertram, conçu avec une humaine. Cette musique est très théâtrale, presque cinématographique.
Le rôle est bizarrement écrit : au premier acte, il n’y a pas grand-chose, même s’il commence à manipuler Robert et à le perdre dans le finale de l’acte I. De même, il est quasiment absent de l’acte II, où il n’apparaît qu’à la fin. En revanche, il est là sur tout l’acte III. Souvent, le compositeur donne des moments de repos après les airs. Là, tout est condensé dans le troisième acte, qui devient de fait une épreuve, avec l’air des Nonnes, qui n’est même pas vraiment un air, comme point culminant. C’est plus un récitatif chanté qui se termine par un arioso, mais qui est très connu parce qu’à l’époque ces nonnes lubriques qui dansaient avaient fait scandale. Il y a même un tableau de Degas qui représente ce moment à l’Opéra de Paris. Il ne revient pas du tout au quatrième acte, et il y a le beau trio du cinquième acte, avec Robert et Alice. Ce trio est très difficile à chanter, très dramatique."
Nicolas Courjal interprétait déjà avec Marc Minkowski et Les Musiciens du Louvre cette fameuse Invocation “Nonnes, qui reposez sous cette froide pierre” (Acte III, Scène 7). Bertram invoque (ressuscite) les nonnes damnées dont Robert obtient le rameau magique (qu’il chante dans l’air de notre épisode dédié au rôle-titre)
Voici donc les débris du monastère antique Voué par Rosalie aux filles du Seigneur,
Ces épouses du Christ, dont l'infidèle ardeur, Brûlant pour d'autres dieux un encens impudique,
Où régnaient la vertu fit régner le plaisir !
Nonnes, qui reposez sous cette froide pierre, M'entendez‐vous ?
Pour une heure quittez votre lit funéraire, Relevez‐vous !
Ne craignez plus d'une sainte immortelle, Le terrible courroux !
Roi des enfers, c'est moi qui vous / appelle, Moi, damné comme vous !
"Ce rôle a une tessiture assez folle, poursuit Nicolas Courjal, qui va de plusieurs mi graves, ce qui est très rare dans le répertoire français (je n’en ai pas chanté d’autre à part dans La Juive d’Halévy) et monte jusqu’au fa dièse. Meyerbeer était le compositeur des tessitures extrêmes. Il y a du coup des ossia, c’est-à-dire des versions alternatives permettant aux vraies basses de moins faire les notes les plus aiguës et à l’inverse aux barytons-basses de moins solliciter les graves extrêmes. Mais lorsque je l’ai chanté à La Monnaie il y a un an et demi avec Evelino Pido, nous avions été très fidèles à l’écriture de Meyerbeer. Pour cette production mise en espace, Marc Minkowski a choisi de faire peu de coupures.
À l’acte V, nous ferons la version alternative de l’air de Bertram qui remplace une scène plus longue, qui est très barytonante. En plus, cet air est plus intéressant et particulièrement bien écrit : Bertram apprend à Robert qu’il est son père et lui avoue ses mensonges. C’est sa dernière arme pour essayer d’attirer Robert à lui et le précipiter dans les enfers. C’est un moment poignant."
Nicolas Courjal interprète ici cet air diabolique alternatif, dans lequel Bertram révèle son identité et ses motivations et fait à Robert une révélation ressemblant au 'je suis ton père' d'une célèbre saga intergalactique. Le démon doit obtenir l'âme de son fils avant minuit (ce à quoi il échouera) :
Je t'ai trompé, je fus coupable Hélas pour enchaîner ton cœur, pour t'unir à mon sort, ô toi, mon seul bonheur, j'abusais de tes sens, j'excitais ta furie !
Sois libre, je me sacrifie, et de toi seul je dépends désormais ! De ton rival je suis le maître, un des miens avait pris ses traits ! Dis un mot, il va disparaître / l'hymen va combler tes souhaits ! Va, fuis, tu le peux, fuis un père misérable !
Mais, apprend tout, avant minuit, si tu n'as pas signé le pacte irrévocable, qui pour l'éternité tous les deux unit, je te perds pour jamais !
Du Dieu, qui me poursuit, tel est l'ordre immuable ! De toi seul va dépendre ton sort et le mien ! Mon fils, Robert, ô mon unique bien, de toi seul va dépendre ton sort et le mien !
Mais Bertram est-il vraiment si diabolique que cela ? Le metteur en espace de cette production bordelaise à l'affiche en septembre, Luc Birraux défend une vision selon laquelle il s'agit d'une fausse réputation qui a été faite, de Bertram et de Robert, afin de les discréditer. L'œuvre de Meyerbeer donne même des indices montrant qu'il s'agit d'une diabolisation fausse et intéressée, comme le metteur en espace nous l'explique : "Robert, le véritable Duc de Normandie qui a inspiré cet opéra, a en fait historiquement reçu un anathème de l'archevêque de Rouen parce qu'il a exproprié des prélats de l'église : cela mène à réfléchir sur la diabolisation. Idem pour l'image de son père et de sa mère. Dans l'intrigue, le ménestrel Raimbaut le montre bien : il raconte sur eux une histoire, une fausse nouvelle selon laquelle Robert serait fils d'un démon, alors que Bertram (le père de Robert) n'a en fait comme tort diabolique que de trop aimer son fils. Il n'y a pas de Diable dans Robert le Diable, simplement des enjeux familiaux et humains." Telle est la vision de Luc Birraux sur laquelle il travaille en ce moment même à Bordeaux.
Si l’opéra Robert le Diable a connu un déclin de popularité (que combat la production de Bordeaux à la rentrée), le rôle de Bertram a continué d'inspirer de grandes voix de basse depuis la création de l’ouvrage, en récital et au disque.
En voici trois exemples, pour l'Invocation “Nonnes, qui reposez sous cette froide pierre” (III, 7)
Paul Payan (1878-1951) :
Pierre d'Assy (1867-1910)
Cesare Siepi (1923-2010)
Pour naviguer parmi les Airs du jour de cette série, cliquez sur les liens ci-dessous :
1- L'ouverture et l'orchestration
2- Robert le Diable
3- Princesse Isabelle
4- Bertram
5 - Alice
6- Raimbaut
7- Le Héraut d'Armes
8- Maître des Cérémonies
9- Chevalier et prêtre
10- Choeur