FESTIVAL DE MARTINA FRANCA : interviews croisées d'Alberto Triola, Michele Spotti et Vittorio Prato
Martina Franca déroule ses ruelles inondées de soleil dans la région des Pouilles, si riche en culture (Lecce, Mantera, Ostuni, Otrante,Tarente, Alberobello, Gallipoli ne sont pas loin) … et en plages magnifiques ! Depuis 1975 y a lieu le Festival de la Vallée d’Itria, qui fête cette année sa 75e édition. À cette occasion, Alberto Triola, le directeur du festival, le baryton Vittorio Prato - qui chante le Comte Robinson dans Il Matrimonio segreto – et le chef Michele Spotti – qui dirige ce même opéra – m’ont fait l’honneur et le plaisir d’une interview croisée, dans un petit café donnant directement sur le Palais Ducal dans la cour duquel sont représentés les opéras.
Le Palais ducal de Martina Franca
Comme chaque année, le festival propose de (re)découvrir des œuvres peu connues.
ALBERTO TRIOLA : C’est la spécificité de ce festival que de sortir des sentiers battus. Cette année, nous proposons notamment Il Matrimonio segreto, qui n’est guère plus joué en Italie qu’ailleurs en Europe ou dans le monde, Coscoletto d’Offenbach (c’est la création de l’œuvre en Italie), Orfeo de Porpora (en réalité un pasticcio comportant également des pages musicales signées Leonardo Vinci, Francesco Araia, ou Johann Adolf Hasse), ou encore Ecuba, une rareté absolue composée par Nicola Manfroce (1791-1813), un prodige mort à 23 ans seulement !
Nicola Manfroce (1791-1813)
C’est l’impresario Barbaja qui a passé commande de cet opéra à Manfroce pour l’ouverture du San Carlo. C’était l’époque des campagnes napoléoniennes en Europe, et l’intérêt se portait sur l’esthétique et les thèmes classiques, d’où le choix du personnage d’Hécube pour cet opéra. L’objectif de Barbaja était de faire entendre au public un nouveau style d’opéra, plus proche de la tragédie lyrique que du bel canto classique. De fait, dans la partition, il n’y a guère de place pour la virtuosité ou l’hédonisme musical ! L’important pour Manfroce résidait plus dans la structure générale de l’œuvre, musicale et dramatique. L’orchestre y est un personnage à part entière. L’opéra s’achève d’ailleurs par une page purement orchestrale de trois minutes, décrivant le chute de Troie. C’est une œuvre étrange, vraiment unique dans le paysage musical de l’époque.
Comment choisissez-vous les distributions pour rendre justice à ces œuvres peu connues ?
ALBERTO TRIOLA : Ces opéra sont défendus par certains chanteurs reconnus (Carmelia Remigio dans Hécube, Vittorio Prato dans Le Mariage secret), mais aussi par des interprètes (chanteurs, chefs) parfois encore peu connus mais très talentueux et qui ont toutes les chances de devenir les vedettes de demain. Pour la distribution de Coscoletto, nous avons ainsi choisi des élèves de l’Accademia del Belcanto « Rodolfo Celletti ».
Une distribution qui vous a causé quelques frayeurs concernant le rôle-titre !
ALBERTO TRIOLA : Effectivement, la chanteuse initialement prévue en Coscoletto a dû renoncer à chanter deux jours avant la première. Heureusement, Michela Antenucci a accepté de la remplacer. N’ayant pas eu le temps d’apprendre parfaitement le rôle et la mise en scène, elle chante depuis la fosse d’orchestre et est remplacée sur scène par l’acteur Davide Gagliardini. Cet acteur est aussi l’assistant metteur en scène du spectacle, il connaît donc bien l’œuvre, le livret, la musique et la mise en scène, ce qui a facilité les choses et lui permet notamment de faire un play back convaincant !
Vittorio Prato
Vittorio Prato, parlez-nous de votre rôle dans Le Mariage secret et de la façn dont vous l’abordez. On imagine souvent un Comte Robinson plutôt âgé…
VITTORIO PRATO : C’est vrai, mais rien n’empêche d’en faire un aristocrate jeune, l’essentiel résidant dans le fait qu’il soit ruiné et vénal. C’est d’ailleurs ainsi qu’on peut expliquer son revirement final : après avoir clamé pendant tout l’opéra qu’il préférerait épouser la sœur cadette, il se décide pour l’aînée, peut-être, comme il le dit lui-même parce qu’il aime sincèrement la cadette et ne veut pas s’opposer aux sentiments qu’elle éprouve pour Paolino ; mais aussi tout simplement… parce qu’elle est déjà mariée et qu’il obtiendra une dot plus importante en épousant Elisetta !
Vocalement, quelle est la spécificité de ce rôle ?
VITTORIO PRATO : L’écriture de Cimarosa présente les mêmes caractéristiques et demande les mêmes qualités que celles déployées dans Rossini et surtout Mozart. Mon rôle a été créé par Francesco Benucci qui fut le premier Figaro, et Dorotea Bussani, créatrice de Fidalma, fut également le premier Chérubin et la première Despina de Mozart !
Francesco Benucci
Effectivement, on dit toujours que le langage musical du Mariage secret s'inscrit dans le sillage de celui de ces deux compositeurs…
MICHELE SPOTTI : Difficile de ne pas penser aux Noces de Figaro et au duo Suzanne/Figaro en entendant celui entre Paolino et Carolina, au tout début de l’œuvre !
Idem pour l’arrivée du Comte à la fin du deuxième acte !
MICHELE SPOTTI : Exactement ! Nous nous sommes demandé, avec Vittorio, pourquoi cette œuvre n’était pas devenue une œuvre de répertoire. La raison tient peut-être à sa longueur. Il Matrimonio n’a pas la perfection formelle des grands Mozart. Il y a parfois des lenteurs, des morceaux moins "utiles", des redondances. Avec le maestro Pizzi, nous avons procédé à quelques coupures (dont la plupart proviennent d’ailleurs de morceaux étant eux-mêmes indiqués comme « pouvant être coupés »), de façon à obtenir, nous l’espérons du moins, une œuvre adaptée au public de 2019. La version que nous proposons dure 2h30.
Cenerentola n’est jamais très loin non plus…
MICHELE SPOTTI : Bien sûr… La rivalité entre les deux sœurs notamment rappelle celle entre Angelina, Clorinda et Tisbe !
VITTORIO PRATO : Et Geronimo n’est pas sans annoncer Don Magnifico, tout comme Robinson préfigure Dandini, dans sa façon de tromper les gens. Lorsqu’il énumère à Elisetta ses défauts, supposés ou réels, afin qu’elle se détourne de lui, on pense au duo avec Magnifico dans lequel il avoue qu’il n’est pas le Prince mais n’est qu’un simple valet.
MICHELE SPOTTI : Au niveau de l’orchestre, les liens avec Rossini sont tout aussi évidents. La folie qui s’empare des personnages au finale de l’acte I est même plus difficile encore à réussir que celle qui frappe ceux de Cenerentola ou du Barbier, toujours dans les finales du premier acte. L’équilibre y est peut-être encore plus difficile à obtenir et à conserver ! Il y faut tout à la fois la brillance rossinienne et la précision mozartienne. Et en même temps, il y a plusieurs éléments qui préfigurent déjà une certaine forme de romantisme…
VITTORIO PRATO : Il faut garder à l’esprit le fait que Mozart, comme tant d’autres, a fait le « voyage en Italie » et s’est plus ou moins approprié les couleurs, le style, l’esthétique de la musique qu’il y avait entendue, à Naples notamment.
Michele Spotti c’est votre première participation au festival de Martina Franca ?
MICHELE SPOTTI : Oui et j’en suis absolument ravi. Les conditions de travail et l’atmosphère qui y règne sont excellentes. Nous avons pu notamment répéter longtemps, c’était important pour moi : l’acoustique de la cour du palais ducal a cette particularité de rendre le son de l’orchestre un peu mat, et j’ai demandé aux musiciens (notamment aux cordes) d’être extrêmement incisifs, de travailler la brillance du son, bien plus qu’ils ne le font d’habitude, afin de ne rien perdre de la précision et de la clarté de l’écriture de Cimarosa. Ils ont beaucoup travaillé ce point et ont obtenu maintenant, me semble-t-il, un résultat pleinement satisfaisant !
Il Matrimonio segreto est un dramma giocoso. En France, on vous entend beaucoup également dans le répertoire bouffe : cette saison vous avez par exemple dirigé, entre autres œuvres, Don Pasquale ou Barbe-Bleue. Est-ce un choix ? Le hasard ?
MICHELE SPOTTI : C’est le hasard des propositions qui me sont faites, même si je suis très heureux de diriger ces œuvres ! Mon élément naturel serait plutôt Verdi, et je suis d’ailleurs très content qu’on m’ait confié Rigoletto pour la saison prochaine à Lyon. Je tiens également à diriger régulièrement le répertoire symphonique…
Vous vous produisez souvent en France…
MICHELE SPOTTI : J'ai eu effectivement la chance d'avoir plusieurs propositions très intéressantes en France. Je vais beaucoup travailler à Hanovre dans les temps qui viennent, mais j’espère bien pouvoir continuer à faire régulièrement des concerts dans votre pays !
Alberto Triola, directeur du festival
Alberto Triola, vous parlez de la jeune génération d’artistes qui se produisent à Martina Franca, mais Pier Luigi Pizzi est également présent cette année : il signe deux mises en scène, celle du Mariage secret et celle d’Hécube.
ALBERTO TRIOLA : Cette rencontre de deux générations d’artistes est merveilleuse et très fructueuse. Nous avons fait une photo de Pier Luigi Pizzi avec Michele Spotti, qui la symbolise parfaitement – et qui symbolise même l’esprit du festival.
Pier Luigi Pizzi
La mise en scène de Pizzi pour Le Mariage secret est d’une fraîcheur et d’une jeunesse surprenantes !
ALBERTO TRIOLA : Tout à fait ! Pier Luigi Pizzi a proposé une scénographie identique pour Il Matrimonio segreto et Ecuba. Pourtant, il propose deux mises en scène et deux spectacles en tout point différents !
Le Mariage secret selon Pier Luigi Pizzi
Le décor et les costumes sont modernes… La mise en scène cependant respecte parfaitement les livrets et la musique des œuvres.
VITTORIO PRATO : Pier Luigi Pizzi a prévenu tout de suite qu’il ne souhaitait ni taffetas, ni robes à panier ! Pour me mettre dans les conditions de l’époque de Cimarosa, j’ai pu voir heureusement à la National Gallery, quelques semaines avant les représentations, la série des six tableaux de Hogarth : le « Mariage à la mode » !
William Hogarth, Le Mariage à la mode
MICHELE SPOTTI : Les décors et costumes sont contemporains, mais la mise en scène est classique. On pourrait peut-être la qualifier de « néo-classique ». Mais classique ne signifie pas statique : tout est extrêmement vivant, animé, logique, et très agréable à l’œil. Travailler avec Pier Luigi Pizzi est non seulement très agréable, mais enrichissant : il me donne des conseils, non pas musicaux, mais théâtraux : il me fait part de son interprétation dramatique de telle page, et c’est à moi d’en trouver l’équivalent musical. C’est très beau de travailler ainsi, par un enrichissement et un respect mutuels.
Le Festival de Martina Franca se distingue par ses choix musicologiques exigeants, qui transparaissent jusque dans le magnifique programme, contenant de nombreuses analyses passionnantes. Il y a cette année une unité thématique et une cohérence dans la programmation très fortes… En sera-t-il de même l’an prochain ?
ALBERTO TRIOLA : Cette année, nous avons construit la programmation autour de Naples : Cimarosa est né à Aversa (dans le royaume de Naples), Nicola Manfroce était actif à Naples, Coscoletto se déroule au pied du Vésuve ! Quant au programme du festival 2020… il sera en ligne dans une quinzaine de jours !
Interview réalisée le 19 juillet