En Bref
Création de l'opéra
Une reconnaissance lyrique tardive
Camille Saint-Saëns est un prodige du piano qui se produit en public dès l’âge de 11 ans, avant d’être l’un des premiers à multiplier les récitals à travers le monde. En tant que compositeur, il est rapidement reconnu pour ses symphonies, ses concertos et sa musique de chambre mais, dans le Paris du XIXe siècle, la renommée d’un musicien ne se mesure qu’à l’aune de ses succès à l’opéra. Or, Saint-Saëns a beaucoup de mal à percer sur les scènes de théâtre et c’est pour lui une grande source de frustration. Il compose son premier opéra Le Timbre d’argent dès 1864 (il n’a alors que 29 ans), mais il doit attendre février 1877 (quelques mois avant la création à Weimar de Samson et Dalila) pour que l’œuvre soit donnée. Entre-temps, son opéra comique en un acte intitulé La Princesse jaune essuie un échec lors de sa création avec seulement cinq représentations en 1872 salle Favart.
Un thème choisi
Le thème de Samson et Dalila inspire de nombreuses œuvres à travers l’histoire de l’art. C’est l’un des épisodes bibliques les plus fameux et une infinité de tableaux représentent Dalila charmant Samson et lui coupant les cheveux d’où il tient sa force. En 1733, Voltaire et Rameau forgent même le projet de collaborer pour une tragédie lyrique consacrée au héros biblique. En 1866, Saint-Saëns découvre le livret de Voltaire et travaille à un opéra sur Samson et Dalila qui profiterait de ce thème religieux pour renouer avec les traditions du Grand Oratorio (opéra sur un thème religieux, comme par exemple Le Messie de Haendel ou bien Paulus, Elias ou encore Christus de Mendelssohn que Saint-Saëns admire passionnément). Par le choix de cet épisode de l’Ancien Testament, le Samson et Dalila de Saint-Saëns résonne avec l’oratorio du même nom composé par Haendel en 1743. Les approches dramatiques sont pourtant fort différentes : bien qu’ils s’inspirent tous deux du chapitre XVI du Livre des Juges, Haendel consacre son œuvre au supplice de Samson, un épisode qui n’occupe que les dix premières minutes de l’opus chez Saint-Saëns. Dalila, qui tient une place fondamentale chez le compositeur français, n’apparaît que dans des souvenirs chez Haendel.
Composition cahotique
Dès 1868, Camille Saint-Saëns contacte le librettiste Ferdinand Lemaire et la célèbre cantatrice Pauline Viardot, la mezzo-soprano à laquelle il destine le rôle de Dalila (qui renvoie à un autre rôle similaire qu’elle a créé : Fidès dans Le Prophète de Meyerbeer). Il travaille alors à la musique mais il subit revers sur revers, au point d’abandonner plusieurs fois Samson. Comme cela se pratique à l’époque, Saint-Saëns donne, entre 1868 et 1875, des auditions partielles dans l’intimité des salons ou bien aux Concerts Colonne. L’accueil est glacial, le public étant rebuté par un sujet religieux dans une forme ancienne, accoutumé qu’il est au Grand Opéra de Meyerbeer ou aux opérettes d’Offenbach. La guerre franco-prussienne de 1870 vient aussi interrompre le travail, cette fois jusqu’en 1872. Saint-Saëns part alors à Weimar pour assister à la renaissance de L’Or du Rhin de Wagner par Franz Liszt. Celui-ci lui promet une création dans cette ville où il règne en maître, ressuscitant dès lors Samson et Dalila. Finalement, tant bien que mal, Saint-Saëns achève sa partition en 1877 et connaît même le succès lorsque Liszt tient sa promesse la même année et fait créer l'œuvre dans une traduction allemande au Théâtre de la Cour grand-ducale de Weimar sous la direction d'Eduard Lassen. La version française est créée dans la foulée à Bruxelles. Les représentations suivante n’ont lieu qu’en 1882, à Hambourg avec des chanteurs wagnériens. Les théâtres français sont réticents à monter l’œuvre d’un compositeur qui n’est pas reconnu sur les scènes de l’Hexagone. Il faut ainsi attendre le 3 mars 1890 (soit 13 années après sa création et 22 années après le début de sa composition) pour que Samson et Dalila soit donné en France, à Rouen, ce qui entraîne sa création parisienne le 31 octobre suivant au Théâtre-Lyrique de l’Eden (un lieu au style oriental de 4.000 places, construit en 1883 et détruit en 1895, à l’emplacement actuel de l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet).
Le compositeur d’un seul opéra ?
Dans une France qui ne jure que par Paris, c’est grâce à Samson et Dalila que la carrière lyrique de Saint-Saëns est (enfin) entérinée, lorsque l’opéra est mis au programme de l’Opéra de Paris en 1892, avec l’ajout une danse inédite « des prêtresses de Dagon » (c’est une habitude à l’Opéra de Paris que d’adapter les œuvres à la forme du Grand Opéra en ajoutant un ballet qui plaît beaucoup aux messieurs abonnés, qui ne viennent parfois que pour voir les belles danseuses ; l’exemple le plus emblématique de ces adaptations est celle du Freischütz de Weber, modelé au goût français par Castil-Blaze et Thomas Sauvage en 1824 avec l'ajout d'un ballet parmi de nombreux changements). Le succès est au rendez-vous, il a pris du temps mais il reste ensuite constant, érigeant Samson et Dalila parmi les opéras français les plus représentés dans le monde avec Faust de Gounod et Carmen de Bizet. Le succès est tel qu’il éclipse le reste de la production lyrique de Saint-Saëns, et ce, dès les lendemains de sa création. Ce succès permet en effet au compositeur de mener de nombreux projets, mais sans lendemains. Samson et Dalila suscite ainsi l’intérêt de l’Opéra de Lyon qui crée Étienne Marcel en 1879 et Henri VIII en 1883. L’Opéra-Comique rappelle Saint-Saëns en 1887 pour monter Proserpine. Le compositeur revient ensuite à l’Opéra de Paris avec Ascanio en 1890. Le bon accueil relatif de ces œuvres n’a toutefois rien de comparable au succès de Samson et Dalila et les créations suivantes sont rapidement oubliées. C’est le cas pour la comédie antique Phryné avec Sybil Sanderson à l’Opéra-Comique en 1893. Il en va de même à l’Opéra de Paris pour Frédégonde en 1895, puis lors d’une seconde chance que lui donne l’institution parisienne avec Les Barbares en 1902. Le succès est de courte durée et les portes des opéras français se ferment alors devant lui. Le seul qui accepte de monter ses opéras est Raoul Gunsbourg, à l’Opéra de Monte-Carlo qu’il dirige, à condition de se voir réserver l’honneur de rédiger lui -même les livrets. Saint-Saëns doit alors accepter de composer avec lui ses trois derniers opéras (Hélène en 1904, L’Ancêtre en 1906 et Déjanire en 1911).
Clés d'écoute de l'opéra
Une synthèse des traditions musicales
Samson et Dalila est l’œuvre d’un compositeur cultivé dans son art, composant dans une époque férue d’exotisme, ouvert à la richesse des voyages à travers le temps et les pays. Cet opéra est ainsi une fusion de traditions musicales d’une grande variété. Certaines lignes sont directement inspirées du plain-chant (cantus planus ou chant simple et pur) aussi nommé chant grégorien, du nom du pape Grégoire qui a entériné comme musique officielle de la religion chrétienne ce chant a cappella à une seule ligne, exécuté en choeur par les moines chrétiens depuis le Ve siècle. S’y retrouve également la musique baroque de Bach et de Haendel par le choix du thème et la richesse des harmonies. La subtilité du rythme et du travail sur la couleur fait penser à Delibes et Bizet, contemporains de Saint-Saëns. Le détail des combinaisons orchestrales, lorsqu’elles associent un bois avec un cuivre ou bien les cordes avec des vents préfigure le travail minutieux et la révolution orchestrale qu’accompliront Debussy et Ravel. Enfin, les mélodies de Saint-Saëns ont la sensualité des Italiens puis les orientalismes inspirés du séjour à Alger lors duquel fut composé le IIIe acte.
Un des plus beaux duos qui soient
Mon coeur s’ouvre à ta voix est l’air phare de Samson et Dalila et l’un des plus célèbres du répertoire lyrique. Cet air est le coeur dramatique de l’opéra : Dalila y séduit Samson qui lui avoue à la fois son amour et le secret de sa force. Cet air est poignant pour ses sentiments exprimés, mais aussi parce qu’il annonce le destin fatal : Dalila, qui voulait séduire Samson pour le faire tomber est prise à son propre piège en croyant véritablement à ses promesses feintes. La mélodie de Dalila commence par un doux aveu avant une demande à Samson “Réponds à ma tendresse” sur laquelle entre la harpe. La mélodie est de forme strophique (une même musique accompagne différentes paroles, comme des couplets). La musique emploie toutes les ressources d’un orchestre de cordes et de bois (sans percussion ni cuivre, à l’exception de cors d’une douceur extrême et d’un roulement de timbales triple piano). L’orchestre est une vague qui alterne entre le grave et l’aigu dans un long crescendo qui commence pianissimo avec les cordes en pizzicato (doucement pincées avec les doigts et non pas jouées avec l’archet) pour aboutir à un forte expressif et incarné. Cet air est à l’image de l’opéra : une subtile fusion de différents styles musicaux. L’accompagnement commence de manière très classique avec ses accords parfaits (les accords les plus consonants dans la musique occidentale, composés d’une tierce et d’une quinte, comme par exemple do-mi-sol). La ligne vocale est d’une grande douceur avec son mouvement conjoint (les notes se suivent dans la gamme, comme par exemple la, si, do). Les accords traditionnels vont ensuite se modifier petit à petit, par de subtiles altérations (des bémols, des dièses, des bécarres) distillées ici et là. L’altération des accords occidentaux transforme la mélodie en un mélisme arabe (très reconnaissable pour ses intervalles de quinte diminuée et de seconde augmentée). Pour la fin de l’air, c’est le grand opéra occidental qui reprend ses droits, avec l’aigu puissant de la soprano sur “Ah ! Verse-moi l’ivresse” qui redescend ensuite sur toute la tessiture de mezzo en figurant l’ivresse versée. Samson lui répond, sur un si bémol suraigu : “Je t’aime !” alors que l’orchestre semble presque disparaître.
Le chœur, un personnage
Le chœur ne fait pas que ponctuer les interventions des personnages principaux, comme cela peut être le cas dans de nombreux opéras. Notamment, à cette époque, des chœurs et des ballets sont artificiellement ajoutés aux opéras étrangers qui sont joués à Paris afin de les adapter au modèle du Grand Opéra à la française. C’est exactement l’inverse dans l’opéra de Saint-Saëns, les chœurs ayant une place fondamentale, aussi bien dans l’intrigue que musicalement. Ils sont mis en avant, ils chantent seuls, occupent presque la majorité du Ier et du IIIe acte, leur texte est une partie fondamentale de l’intrigue et non pas la répétition des paroles des héros, enfin leur écriture est fouillée, souple et puissante. Le chœur incarne tour à tour les Hébreux désespérés enfin convaincus par Samson de se rebeller puis, au troisième acte, les Philistins dépravés qui finissent écrasés sous les ruines du temple. Le contraste ne saurait être plus puissant entre le chœur des Hébreux qui implore à genoux le Dieu d’Israël dans une complainte mélancolique des violons et des flûtes au début de l’oeuvre, et le chœur final des Philistins à la fois en mélismes sensuels et en percussions éclatantes qui outrage Samson.