En Bref
Création de l'opéra
Lorsque Mozart propose à Da Ponte, abbé de son état, d'adapter Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, la pièce fait l'objet de nombreuses polémiques et est interdite par l'empereur Joseph II. Écrite en 1778 et longtemps censurée en France, la comédie de Beaumarchais préfigure les contestations des classes populaires en dénonçant les privilèges de la noblesse. Conçu en secret en 1786 et achevé en six semaines, le livret des Noces, dont les propos sont adoucis par rapport à ceux de la pièce de théâtre, reçoit pourtant l'aval de l'empereur, notamment grâce à l'influence de Da Ponte.
Le choix du sujet des Noces de Figaro (Le Nozze di Figaro) par Mozart lui-même est un geste fort au regard des événements politiques qui bouleversent la fin du siècle et des tensions qui secouent la société dans toute l'Europe (la Révolution française éclatera trois ans après la création de l'opéra) mais également au regard de sa situation personnelle qui est alors instable, car il n'est pas artiste officiel de la Cour Impériale (comme le sont par exemple Da Ponte et Antonio Salieri).
L'opéra remporta un franc succès lors de sa création : plusieurs numéros furent bissés de nombreuses fois. Toutefois, il ne fut représenté que neuf fois à Vienne au cours de l'année 1786 avant d'être retiré de l'affiche, rejeté par l'aristocratie en raison de la dimension subversive du sujet. C'est à Prague où Mozart se rend alors, que la réception des Noces fut la plus unanime, y compris auprès de la noblesse : le succès remporté dans cette capitale fut tel qu'il déboucha sur la commande du deuxième ouvrage de Da Ponte et Mozart, Don Giovanni par le Staatsoper de Prague.
Les Noces marquent ainsi le début d'une collaboration fructueuse entre Mozart et le librettiste italien, puisqu'ensemble, ils créent par la suite deux autres chefs-d'œuvre de Mozart : Don Giovanni (1787) puis Cosi fan tutte (1790).
Clés d'écoute de l'opéra
De la comédie de Beaumarchais au livret de Da Ponte
Da Ponte a intégralement remanié l'intrigue du Mariage de Figaro (Le Nozze di Figaro) pour atténuer les attaques les plus polémiques contre la noblesse, ce qui pourrait expliquer le revirement de l'empereur Joseph II par rapport à la pièce de Beaumarchais. Bien plus qu'une satire des différentes classes sociales du XVIIIe siècle, le livret des Noces de Figaro ne se limite pas à la représentation de quiproquos au cours d'une « folle journée » (sous-titre de la pièce d'origine) de mariage entre deux caméristes, mais invite davantage à réfléchir sur la nature humaine. Les opéras nés de la collaboration entre Da Ponte et Mozart visent d'ailleurs plus à dénoncer les comportements humains tels que l'inconstance, qu'elle soit féminine (Don Giovanni, Così fan tutte) ou masculine (Noces, Don Giovanni). Da Ponte explore ainsi des configurations dramatiques aussi variées que chez Marivaux, sans pour autant condamner systématiquement l'infidélité des personnages : contrairement à celle de Don Giovanni, l'issue des Noces et de Così est heureuse et met en avant le pardon.
Traitement des questions sociales du XVIIIe siècle
Même si Da Ponte a adouci dans son livret les attaques satiriques de Beaumarchais contre la société féodale, l'intrigue et le traitement musical des Noces de Figaro dénoncent de manière détournée et quasi-subliminal les pouvoirs dont dispose (ou dont veut disposer) la noblesse. C'est dans le premier air de Figaro « Se vuol ballare signor contino » que le propos est le plus explicite et moqueur contre le comte. Le valet vient d'apprendre par Suzanne que son maître veut rétablir le cuissage qu'il avait précédemment aboli. Il inverse dans cet air les rôles entre dominant et dominé : « S'il veut danser, Monsieur le petit Comte, c'est moi qui jouerai de la guitare. S'il veut se mettre à mon école, c'est la cabriole que je lui apprendrai ». Le valet se joue d'ailleurs de son maître en prenant les villageois à témoins de son engagement d'abolir le droit de cuissage, le contraignant ainsi à renoncer à son projet. Le Comte apparaît à ce moment comme à d'autres (lorsqu'il découvre Suzanne dans le placard à l'acte II, ou quand il se laisse piéger par Suzanne et la Comtesse à l'acte IV) comme un personnage ridicule.
Musicalement, il est intéressant de comparer la tessiture vocale très étendue de baryton-basse de Figaro à celle du comte, comme si le valet voulait rivaliser avec la tessiture de baryton de son maître. Du côté des femmes, l'opposition sociale entre Suzanne et la comtesse est cependant atténuée par la complicité entre les deux personnages, comme le montre le duo « Sull'aria » où la comtesse dicte à sa camériste le billet donnant rendez-vous au comte. Ce n'est que plus tard, dans Cosi fan tutte, que Da Ponte renverse à nouveaux les rôles entre nobles et serviteurs, en prêtant à Despine des propos aussi vindicatifs et osés que ceux de Figaro : encore une fois, les valets sont les seuls à avoir une vision claire des enjeux à venir par rapport à leurs maîtres.
En enlevant le poids des mots, Mozart et Da Ponte ont évité la censure. Leur opéra n'en est cependant pas moins vindicatif. Par cette audace, Mozart règle ses comptes avec le prince-archevêque de Salzbourg dont il a été maître de musique, mais qui l'a congédié en 1781 et dont il s'est toujours senti méprisé.
Psychologie mozartienne
Au-delà de son intrigue, l'opéra est remarquable par la complexité des états psychologiques des personnages que Mozart parvient à retranscrire dans sa musique. Ainsi, dans l'air « Hai già vinta la causa » on perçoit l'état de trouble dans lequel se trouve le Comte malgré sa capacité à donner le change pour sauver les apparences. Lorsque le Comte feint sa puissance, il est accompagné par un orchestre imposant et solennel. Mais des interruptions orchestrales témoignent de ses doutes et de son désarroi, la musique témoignant ainsi des états psychologiques qu'il cherche à cacher.
Le génie de Mozart s'illustre également dans les ensembles : en plus d'offrir des rebondissements inattendus qui retardent toujours plus le dénouement de l'intrigue, la superposition progressive des voix crée une formidable gradation, tout en conservant l'individualité des différents caractères dramatiques et musicaux. À cet égard, le sextet de l'acte III où Suzanne apprend que Bartolo et Marceline sont les vrais parents de Figaro constitue une véritable prouesse compositionnelle : révélations, surprises et revirements rythment constamment l'action et donnent lieu à un formidable contrepoint vocal et orchestral. Ce type de gradation dramatique se retrouve également dans l'acte IV où se croisent tous les protagonistes dans un élan dramatique étendu sur l'ensemble de l'acte. Durant toute cette longue séquence, les contrepoints permettent à Mozart de détailler l'évolution de la psychologie de chaque personnage, au rythme des quiproquos provoqués par les déguisements et les manipulations des personnages. Les graduations dramatiques et orchestrales très présentes sur cet acte se retrouvent dès l'ouverture de l'opéra : les lignes sinueuses (annonce des multiples subterfuges à venir) et les brusques accents semblent nous donner un avant-goût des perturbations qui rythmeront cette « folle journée » au château d'Almaviva.
La condition féminine dans les Noces de Figaro
Mozart et Da Ponte accordent une grande importance aux rôles féminins dans Les Noces, à travers différentes figures telles que la Comtesse, Marcelline, et surtout Suzanne. Beaumarchais traitait déjà dans son œuvre du thème de la condition féminine, dans la lignée de maintes comédies françaises depuis Molière. Ce sujet est en revanche, comme la critique de la noblesse, mis en avant dans l'opéra par des situations plus que par les mots employés.
Ainsi, les rôles sont inversés par rapport aux pièces plus traditionnelles : c'est Suzanne qui sonne la révolte dès la première scène, et est à l'initiative des stratagèmes contre le Comte. Ceux-ci sont d'ailleurs plus souvent perturbés qu'aidés par Figaro et Chérubin. Musicalement, la malice de Suzanne, propre à tous les rôles de soubrette chez Mozart (Blonde dans l'Enlèvement au Sérail et Despine dans Cosi fan tutte, qui est plus vindicative encore), est illustrée par la vivacité de la partie vocale, mais aussi par l'écriture orchestrale, virevoltante et ciselée
Cette vivacité contraste avec le rôle de la Comtesse dont l'écriture est plus lyrique et solennelle. Ce personnage apporte en effet un autre regard sur ce thème, mettant en avant les conséquences des attitudes masculines dénoncées. La Comtesse est en proie à la mélancolie et regrette la dérive de son mariage : la flamme du Comte a disparu depuis ses élans amoureux du Barbier de Séville.
Quant au rôle de Marcelline, pour lequel Beaumarchais s'était autocensuré en retirant la fameuse tirade qui comprenait une citation restée célèbre (« Traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes »), il comprend également dans l'opéra un air très vindicatif contre la domination subie par les femmes (« Il capro e la capretta »), qui est cependant lui aussi souvent coupé dans les représentations actuelles. Personnage plein de contrastes, Marceline illustre tantôt la rivalité féminine (avec Suzanne dans l'acte I : « Via resti servita Madama brillante »), mais tantôt également la solidarité féminine (avec Figaro à l'acte IV).