En Bref
Création de l'opéra
Contexte et création
Salomé, 54ème opus de Richard Strauss comporte un seul acte partagé en 4 scènes. La composition débute quelques mois après que Strauss ait assisté à une représentation de Salomé (1903) de Max Reinhardt au Neues Theater (Theater am Schiffbauerdamm) à Berlin, d’après la Salomé (1893) d’Oscar Wilde, écrite en français et traduite en allemand par Hedwig Lachmann. Strauss fut profondément impressionné par Gertrud Eysoldt dans le rôle de Salomé. Cependant, la volonté de transposer l’œuvre en opéra se confirma quand le poète Anton Lindner lui proposa une collaboration à partir de la traduction de Lachmann. L’opéra fut représenté pour la première fois le 9 décembre 1905 au Königliches Opernhaus (aujourd’hui le Semperoper) à Dresde sous la direction d'Ernst von Schuch (Strauss prendra lui-même la baguette pour des reprises suivantes). Cette création est un immense choc dans le monde musical et même esthétique, une révolution par l'intensité de son propos humain, théâtral et musical au point qu'elle peut être considérée comme marquant le passage du XIXe au XXe siècle au moins en ce qui concerne l'opéra (le critique musical contemporain Alex Ross commence ainsi par Salomé son histoire du XXe siècle). La création française eut lieu deux ans plus tard, en 1907, au Théâtre du Châtelet. L’oeuvre parcourut le monde sur un parfum et un succès de scandale, provoquant des polémiques dans différents pays.
Gustav Mahler, Intendant du Staatsoper (Opéra d’Etat) de Vienne entre 1870 et 1907, ne put obtenir l’accord de la censure pour représenter l’oeuvre dans la capitale impériale. En conséquence, la première autrichienne eut lieu à Graz en 1906, sous la baguette du compositeur. Mahler, Berg et Puccini étaient présents. La première viennoise dut attendre jusqu’en 1918. En Angleterre également, l’opéra fut jugé comme scandaleux par le Lord Chamberlain (grand ordonnateur de sa Majesté) en personne, qui refusa sa première en 1907. Ce n’est qu’en 1910 et seulement dans une version modifiée que la création britannique put se dérouler, sous la direction de Thomas Beecham (Lord Chamberlain en resta néanmoins fâché). En Amérique, la première au Met de 1907 suscita tant de polémiques que l’opéra fut supprimé du répertoire après une seule représentation. Les mécènes mécontents empêchaient sa reprise et l’opéra ne revint qu’en 1934.
Du texte à l’opéra : coupure et structuration
Le texte de Wilde, selon Strauss, était presque impossible à mettre en musique. L’opéra de Strauss n’est donc pas une simple transposition de la pièce de théâtre, mais plutôt une transformation. Afin de maximiser l’efficacité de la mise en musique et de la dramaturgie, Strauss a recours aux coupures. Sur le plan textuel et dramaturgique, elles poursuivent trois objectifs : premièrement, mettre en valeur de grands motifs, notamment celui du regard présent tout au long du drame. Deuxièmement, écarter les détails dans les dialogues qui risquent de distraire du contenu. Troisièmement, éclaircir et renforcer la structuration du texte. En somme, les coupures de Strauss visent la clarté logique et motivique de la structuration du drame. Pour cela, il dut éliminer certains « motifs textuels » (phrases récurrentes) de Wilde qu’il jugeait comme distrayant l’attention et la tension. Les motifs textuels de la prose chez Wilde ne sont donc ni parallèles ni équivalents aux motifs musicaux de l’opéra de Strauss : le compositeur repère ses propres points d’appui et ses propres motifs dans le texte de Wilde.
La structuration dramaturgique s’effectue par le biais des motifs musicaux (leitmotive dans la tradition de Wagner). Chaque occurrence et chaque venue de Salomé et de Jochanaan sur la scène est annoncée par les motifs correspondants, dont le motif associé à Salomé :
Et celui annonçant Jochanaan et sa prophétie:
L’analogie entre le motif de Jochanaan et le début du premier mouvement d’Ainsi parlait Zarathoustra (Also sprach Zarathustra) est assez remarquable.
Clés d'écoute de l'opéra
L'Accord Salomé
Le sommet du drame et de la partition se rejoignent sur un accord dissonant, traduisant l’horreur de la scène lorsque Salomé embrasse la bouche de la tête décapitée de Jochanaan.
L’accord est mis en relief de trois façons. Tout d’abord, par l’indication « sfz », abréviation italienne de « sforzando », qui signifie que l’accord doit être brusquement accentué. Ensuite, l’accord se distingue par sa sonorité dissonante (un accord à la base traditionnel et consonant -7ème de dominante sur la note la- mais avec deux frottements dissonants, à un demi-ton d’écart : la# au-dessus du la et fa# au-dessous du sol). L’accord sort d’autant plus du lot qu’il est entouré de deux accords très consonant (do# majeur). L’accord dramatique (on pourrait parler d’accord de Salomé comme on parle d’accord de Tristan chez Wagner tant il est lié à son compositeur) capte l’esprit général du drame, et même celui de l’esthétique de la fin-du-siècle, avec son décadentisme. Selon Craig Ayrey, l’accord est « la quintessence de la Décadence : c’est l’extase qui se replie sur elle-même, se désintégrant dans l’abîme.»
L’entrée du prophète est une autre étape marquante, grande et lumineuse, comme le lever du soleil (« Sonnenaufgang »). Elle est en opposition à l’entrée de Salomé sur scène, insidieuse et muette comme la Lune. Les motifs musicaux de Salomé et de Jochanaan mettent déjà les deux personnages en opposition. Cependant, la polarité entre le Bien et le Mal et celle entre les Ténèbres et la Lumière ne sont pas schématiques. Strauss va plus loin et recourt à la richesse de la partition pour évoquer et expliquer l’épaisseur psychologique des personnages.
Musique révélatrice
Deux procédés musicaux sortent du lot : des alternances abruptes entre la tonalité majeure et la tonalité mineure suscitant l’impression d’une équivoque tonale et la perversion des motifs et des modèles musicaux. Sur le plan dramatique, la complexité tonale évoque la complexité de la psychologie des personnages.
Concernant Jochanaan et sur les motifs et les circonstances musicales qui lui sont liés, la grandeur est constamment superposée à l’angoisse. L’entrée du prophète, imposante et impressionnante, juxtapose la tonalité majeure et la tonalité mineure de manière brutale, de telle sorte que cela donne l’effet d’une constante oscillation. Cette musique à double facette permet un basculement entre la prophétie sur Jésus et la malédiction contre les pécheurs. Le récitatif « Wo ist er, dessen Sündenbecher, jetzt voll ist ? » (Où est-il, ce bouc émissaire, tout est-il maintenant accompli ?), chanté suite à la première apparition de Jochanaan sur la scène, débute en tonalité majeure, mais se dissout vite en tonalité mineure. Sur le plan textuel, le mauvais présage du Tétraque qui va mourir dans son « manteau d’argent » est directement confronté à la prophétie (« la voix qui crie dans les déserts »). Projetée sur la psychologie du personnage, l’ambiguïté tonale évoque la double facette du prophète, à la fois saint et diabolique. Le saint homme qui livre le message de la rédemption divine est le même homme qui peut inspirer une grande épouvante par ses présages, surtout au Tétrarque.
Salomé, quant à elle, est associée à la perversion : perversion psychologique, tout d’abord, qui est affirmée et renforcée par la perversion musicale. La tirade « Ich bin verliebt in deinen Leib, Jochanaan » (Je suis amoureuse de ton corps, Jean-Baptiste) met en exergue le procédé de la perversion. Elle débute par une espièglerie, martelée par des motifs sautillants :
Son instrumentation met en valeur le caractère mélodieux des cordes, dans un style qui se rapproche des Lieder et même dans le style opérette (à la Franz Léhar). Dans le développement de la séduction, le chant de Salomé devient de plus en plus équivoque.
L’accompagnement musical va jusqu’à pervertir les modèles de la valse viennoise de Johann Strauss et de la Heurigenmusik (musique traditionnelle et populaire viennoise) de telle sorte qu’ils apparaissent grotesques. Il se heurte contre les paroles coquettes et badines de la princesse, et la tension qui se crée suggère sa nature diabolique et pervertie.
Les motifs musicaux et l’accompagnement musical associés à Hérode mettent la richesse d’instrumentation et d’harmonie en jeu afin de faire miroiter son hystérie, tout d’abord, et ensuite de concrétiser ses images mentales et les phénomènes naturels qui l’entourent. Cela relève de la Tonmalerei (peinture musicale, en français), procédé qui consiste à reproduire par la musique des phénomènes naturels, mentaux et culturels. La Tonmalerei se trouve au cœur de la Programmusik (musique à programme dont Strauss est l’un des grands génies : il s’agit de la forme symphonique qui exprime l’essence d’un texte littéraire, et dont le compositeur utilise aussi les principes dans son oeuvre lyrique) qui suscite l’association mentale des auditeurs entre le son et les images. Lors des tirades hystériques du Tétrarque, la musique imite le vent quand il dit « Es ist kalt hier. Es weht ein Wind. » (« Il fait froid ici. Un vent souffle. »). De manière analogue, lorsqu’il catalogue ses richesses à Salomé, le célesta imite l’étincelle de la « plus belle émeraude au monde » (« der schönste Smaragd der ganzen Welt »). Plus tard, la musique fait apparaître une citation déformée du motif de Jochanaan en guise du complément de l’image mentale d’un « monstrueux oiseau noir » (« ungeheurer, schwarzer Vogel »), signalant le lien étroit entre sa peur et le prophète qui le maudit.
La musique s’intègre aussi à la dramaturgie par la richesse de texture et d’harmonie et, dans un même temps, explicite les dimensions psychologique et symbolique du texte.
Thématiques
La dramaturgie met en jeu des thématiques et un symbolisme récurrents. Premièrement, le motif du regard, omniprésent dans l’opéra et qui s’accorde à une concentration, une focalisation musicale comme un rayon d’harmonie. Salomé est regardée par tout le monde : l’opéra débute par Narraboth qui regarde la beauté de Salomé avec admiration, Hérode la regarde constamment en tant qu’objet du désir. Salomé, elle, regarde Jochanaan et le désire, le dégrade en objet du désir, comme Hérode le fait à elle. Le regard de Salomé sur Jochanaan devient ainsi la manifestation de son désir obsessionnel pour posséder le prophète qui la rejette. Les regards qui s'enchaînent structurent aussi la narration : le spectateur suit le drame en suivant les regards et cette narration est aussi celle de la partition. Les lignes mélodiques s'enchaînent, se suivent, se désignent (notamment par des procédés de désinence c'est-à-dire les fins de phrases musicales qui sont des conclusions menant aux suivantes, donnant la parole à l'autre, c'est la dimension théâtrale de la partition de Strauss).
Deuxièmement, les épisodes de séduction sont composés et reposent sur une structure ternaire (qui se traduit évidemment dans la musique par des rythmes ternaires et par des formes en trois parties). Salomé séduit Narraboth en trois phases : dans un premier temps, il refuse sa demande, dans un deuxième temps, elle joue avec lui afin d’obtenir sa faveur, dans un troisième temps, il cède au désir de la Princesse et la laisse voir Jochanaan. La séduction de Jochanaan se déroule également en triptyque : dans un premier temps, Salomé déclare qu’elle aime le corps de Jochanaan, ce dernier rejette « la fille de Babylone » ; dans un deuxième temps, Salomé déclare qu’elle aime les cheveux de Jochanaan et ce dernier rejette comme « la fille de Sodom » (« Zurück, Tochter Sodoms! ») ; dans un troisième temps, Salomé déclare qu’elle aime la bouche de Jochanaan et ce dernier lui dit « Jamais ! » (Niemals !), chaque fois avec autant de parallèles dans la musique, de motifs mélodiques, rythmiques et harmoniques qui résonnent les uns avec les autres (similaires mais variés). La célèbre « Danse des sept voiles » est elle aussi un univers ternaire à elle seule, comme il se doit pour ce sommet de la partition et du drame : elle comporte également trois phases (A-B-A) qui sont liées entre elles par le motif sombre associé à la tête de Jochanaan, le tout sur le rythme ternaire associé à ce qui tourne (là encore une référence lointaine et indirecte au monde viennois, de la valse). Cette danse fait de Salomé un pur objet du désir : elle est scrutée, presque mutilée par le regard d’Hérode. Le tableau intitulé Salomé (1920) de Paul Klee représente bien la mutilation corporelle de la Princesse par le regard.
Troisièmement, le désir. La thématique et les motifs du désir se répandent sur le drame. Salomé est un objet du désir de Narraboth et d’Hérode. Plus tard, elle désire Jochanaan et désire embrasser sa bouche. Salomé danse pour exciter le désir voyeuriste d’Hérode et manipule le Tétrarque pour qu’il cède à sa demande. Le désir, l’Éros au sens cru du mot, est étroitement lié à la mort. Le désir de Salomé pour Jochanaan finit par le meurtre de Jochanaan. Narraboth meurt à cause du chagrin d’amour que lui cause Salomé. Le désir d’Hérode pour Salomé tourne en épouvante et dans la même épouvante il ordonne aux soldats de tuer la Princesse. Autant de désirs qui renforcent et sont renforcés par l'intensité de la musique, la dissonances des accords, les nuances fortes, les contrastes violents qui se succèdent et qui se superposent (grâce aux leitmotive).
Le soleil a rendez-vous avec la Lune
Quatrièmement, d'une manière plutôt implicite : le symbolisme de la Lune qui s'exprime par une musique atténuée, en demi-teinte surtout en opposition à la peinture musicale solaire. Le drame a lieu dans la nuit, sous la clarté de la Lune. Elle porte une valeur symbolique et est liée aux prémonitions. Narraboth admire la beauté de Salomé, auquel le page d’Hérodiade répond en lui suggérant une prémonition : « Regarde la disque de la Lune, comme elle semble étrange. Comme une femme sortant de la tombe. » En effet, Salomé est pâle et belle comme la Lune. Narraboth le remarque. Plus tard, Salomé associe la peau pâle du prophète avec la Lune pendant la scène de la séduction. La Lune finit ainsi par s’emparer de Jochanaan, au départ associé au soleil, le forçant à devenir une sorte de double négatif de Salomé. Parallèlement, ils sont tous deux blancs comme des morts. Salomé telle un spectre sortant de la tombe, Jochanaan est d’une pâleur morbide, aussi blanc que la neige. Leur pâleur, associée à la portée symbolique de la Lune, sert de pont qui les associe à la mort. La musique le renforce et concrétise notamment par le biais de l’équivoque tonale qui fait que la tonalité majeure et la tonalité mineure se contaminent ou s’inter-pénètrent.