En Bref
Création de l'opéra
Une lente gestation
L’enfant et les sortilèges est une fantaisie lyrique en deux parties composée par Maurice Ravel (1875-1937) sur un livret de Colette (1873-1954). Cette œuvre intitulée au départ par l’écrivaine « ballet pour ma fille » constitue, après L’heure Espagnole (1907), la deuxième et dernière incursion du compositeur dans le genre de l’opéra.
Colette et Ravel se sont rencontrés au début du siècle dernier dans le salon musical de Marguerite de Saint Marceaux. De ce premier contact, Colette confie dans ses écrits avoir trouvé Ravel distant et froid, mais que sa musique l’avait tout de suite séduite (elle a d’ailleurs par la suite suivi la création de ses œuvres avec attention). En 1914, l’écrivaine est sollicitée par le directeur de l’Opéra de Paris Jacques Rouché pour écrire le livret d’un ballet féerique. Colette, elle-même danseuse et mime, est enthousiasmée par ce projet et elle écrit la première version du court poème en prose en seulement huit jours. Son travail terminé, Rouché lui propose une liste de noms de plusieurs compositeurs qui pouvant être intéressés pour mettre son poème en musique. Colette refuse tous les noms suggérés, jusqu’à ce que le directeur lui propose en désespoir de cause le nom de Ravel. Ravie, elle s’empresse d’accepter non sans avoir été mise en garde contre la complexité des collaborations avec le compositeur.
Après quelques échanges, Ravel accepte la proposition de Rouché et de Colette. Mais son départ au front en 1916 l’empêche de réceptionner le texte. Après la fin de la guerre, une seconde version est envoyée à Ravel, qui garde cependant le silence pendant plusieurs années. L’impatience initiale de Colette fait place à l’oubli. Jusqu’à ce qu’en 1920, le compositeur se manifeste soudainement par lettre et l'informe qu’il a enfin commencé à travailler sur leur projet de ballet féerique. Cette prise de contact est également l’opportunité pour Ravel de demander à l’auteure de faire des modifications, afin de rendre le texte plus opératique.
Ayant grand espoir de voir le ballet se créer rapidement, Colette met du cœur à l’ouvrage et accepte de remanier le texte aux endroits voulus par le compositeur. Mais Ravel se désintéresse de nouveau du projet. Son expérience de la guerre et la perte de sa mère en 1917 provoquent chez lui une refonte psychique et artistique: il lui semble impossible de composer comme avant. Il s’emploie alors à inventer un style épuré, et ce processus lent et difficile l’a probablement empêché de véritablement se mettre à la composition de son opéra jusqu’à ce qu’il y soit obligé par contrat.
Créations et postérité
Suite à la réception triomphale de L’heure Espagnole à l’Opéra de Monte-Carlo, le directeur de l'institution, Raoul Gunsbourg, supplie Ravel d’écrire un nouvel opéra pour sa maison. Le travail sur L’enfant et les sortilèges étant commencé, Ravel signe en 1924 un contrat l’obligeant à livrer l’œuvre à la fin de l’année en cours. Ravel se met au travail et achève l'opéra en peu de temps. Celui-ci est créé le 21 mars 1925 à l’Opéra de Monte-Carlo sur une chorégraphie de George Balanchine (1904-1983). L’accueil est mitigé, mais à chacune des nouvelles productions, l’œuvre acquiert un succès croissant et s’installe au répertoire des maisons d’opéra à travers le monde.
La création française à eu lieu le 1er février 1926 à l’Opéra-Comique de Paris avec un accueil encore plus mitigé que lors de sa création à Monte-Carlo. La critique reproche principalement à Ravel l’effet imitatif de sa musique et son incompatibilité avec l’univers de la danse. Mais l’opéra ne fait pas que des septiques et certains parmi les compositeurs français, comme le Groupe des Six (nom donné par un critique à un groupe de compositeurs incluant Ravel et Honegger, qui se rassemblent autour de Cocteau et Satie), admirent notamment son travail.
L’opéra est ensuite créé le 22 février 1926 à Bruxelles, puis le 19 septembre 1930 à San Francisco et le 2 mai 1939 à Florence. La version tchèque est créée le 17 février 1927 à Prague et la version allemande le 6 mai de cette même année à Leipzig. Aujourd’hui, l’opéra est rarement monté à cause des éléments fantastiques et féeriques trop complexes à mettre en scène, mais aussi à cause de l’écriture instrumentale très virtuose de la partition qui demande un excellent niveau de l’orchestre.
Le livret
Le livret de L’enfant et les sortilèges se caractérise par son humour et son anticonformisme. Il contient des thèmes chers à Colette, comme celui de l’enfance, de la figure maternelle, de la maison, des jardins et des animaux. Mais cette œuvre, écrite au départ à destination des enfants, n’est pas un simple conte musical contenant une morale simpliste, mais plutôt le voyage initiatique d’un enfant vers le savoir.
Colette dépeint avec une grande justesse la violence, mais aussi l’innocence des enfants et leur imagination fertile. Dans son texte, elle replace l’enfant dans son rôle d’enfant : celui d’être en apprentissage. L’enfant est puni de sa paresse et de sa violence par des sortilèges qui animent les objets autour de lui et donnent l’usage de la parole aux animaux. Mais même accablé de reproches et rongé par les remords, l’enfant réussit à accomplir l’acte salvateur : il sauve un écureuil blessé et par là même fait passer le bien-être d’un autre avant le sien. Par cette transfiguration moralisatrice, l’enfant regagne la confiance des animaux et des objets. Il a grandi.
Le texte de Colette donne une grande importance aux situations comiques directement issues de l’imagination débordante de l’enfant. Elle anime des objets et les fait parler, dont certains comme la théière et la tasse chinoise dans des langues entièrement inventées : un genre de franglais pour la première et un chinois imaginaire pour la seconde. Mais cette imagination est aussi l’occasion de tourner en dérision le monde des adultes comme lorsqu’elle rend burlesque la leçon d’arithmétique du vieillard. Ainsi, son œuvre pose un regard tendre, mais réaliste sur l’enfance, tout en donnant à voir aux adultes les contradictions de leur propre univers aux yeux d’un enfant.
Clés d'écoute de l'opéra
Une œuvre aux multiples références musicales
À l’époque de sa création, le public et les critiques ont reproché à la fantaisie lyrique de Ravel de n’être qu’une mosaïque musicale sans idée unificatrice et par là même vide de sens. Pourtant cette hétérogénéité musicale se justifie par l’histoire qui donne à voir un imaginaire enfantin, nécessairement pluriel et hétéroclite, que Ravel a choisi de retranscrire en musique à travers l’utilisation de multiples références musicales.
Les références musicales sont de plusieurs types : soit de style, soit de genre ou soit de tradition. Ravel écrit aussi bien dans le style de danses comme la polka que dans celui des pastorales de la Renaissance (voir la scène du pâtre). Il compose aussi dans les genres du choral sacré et du récitatif accompagné de l’époque classique (voir début de l’œuvre pour la maman) et réutilise les traditions de l’air da capo de la période baroque comme dans l’air de bravoure de la Princesse avec flûte solo obligée (c’est-à-dire dont la partition est écrite et qui joue un contre-chant) ou encore les airs de colorature typiques de la musique italienne du XIXe siècle, chantés par le Feu ou le Rossignol.
Afin d’élargir son champ expressif, Ravel ouvre son univers musical à de nouvelles sonorités comme celle du jazz avec le foxtrot (de la théière), le ragtime ou la valse américaine (de la libellule). Et pour caractériser avec plus de réalisme certains de ses personnages et affirmer leur identité par la musique, il utilise de nouvelles influences comme l’orientalisme (pour la tasse chinoise) ou l’imitation de miaulements (pour le duo des chats).
Un nouveau style ravélien
L’enfant et les sortilèges marque une nouvelle étape dans le style ravélien, car cette œuvre est pour la première fois bâtie entièrement sur des références musicales que le compositeur plonge dans son propre univers. Cette démarche compositionnelle accentue une tendance déjà présente dans ses œuvres antérieures, à savoir celle de la discontinuité du discours musical. À cette discontinuité du discours, Ravel ajoute une dislocation de la tonalité, c’est-à-dire un éloignement des règles harmoniques de la musique tonale. Il fait d'ailleurs l’usage de la bitonalité (c’est-à-dire la superposition de deux tonalités au même moment) dans des échanges contrapuntiques (c’est-à-dire offrant une évolution de plusieurs mélodies en parallèle au même moment, en contre-point) pour renforcer l’autonomie des voix.
Au niveau du traitement vocal, il continue sa transformation de la déclamation musicale initiée dans son autre œuvre lyrique (L’Heure Espagnole, 1907) en favorisant une mise en musique du texte au plus proche du débit parlé. Il renoue également avec le mélodrame musical en mêlant la récitation d’un texte à un accompagnement musical. Enfin, il propose une nouvelle forme de déclamation musicale où la hauteur des notes et les rythmes sont donnés de manière approximative, laissant les chanteurs plus libres dans leur exécution (voire notamment les bêtes dans la scène finale), transformant la notation musicale en indicateur d’interprétation à la fois théâtrale et musicale.
Mais la grande avancée de Ravel dans L’enfant et les sortilèges concerne l’orchestration. En effet, il déploie dans cette œuvre une conception moderniste du timbre où il expérimente de nouveaux alliages et intègre de nouvelles sonorités. À un orchestre symphonique « normal », il ajoute des instruments rares comme la flûte à coulisse, les crotales (un genre de cymbales antiques) ou encore les woodblocks (instruments de percussion en bois). Il intègre aussi de « faux » instruments comme un fouet ou une râpe à fromage ou encore l’éoliphone (machine à vent). Ravel élargit également les possibilités techniques des instruments, avec par exemple le luthéal qui permet de modifier le timbre des instruments à cordes. Tout au long de l’œuvre, il exploite les ressources de chaque famille d’instrument et de chacune des voix en variant les modes de jeu et les effectifs.
Un lien entre les traditions du passé et du présent
En bâtissant son œuvre sur de multiples références, Ravel a une démarche historique, car l’utilisation de cette multiplicité des traditions, des genres et des styles issus de périodes et de pays très divers lui permet de donner à entendre à ses auditeurs un véritable voyage musical. La grande difficulté d’une œuvre à référence est bien sûr d’arriver à concilier plusieurs tendances et plusieurs influences qui sont parfois totalement contradictoires.
Par exemple au niveau structurel, Ravel s’inspire à la fois de l’opérette américaine avec ses successions de tableaux miniatures contrastés et de l’opéra-ballet français du XVIIe et XVIIIe siècle où la danse était issue de l’action et conditionnait le déroulement de l’œuvre. En associant les caractéristiques des deux, l’œuvre se rapproche du genre de la comédie musicale.
Mais Ravel cultive également une attitude paradoxale en refusant de suivre les carcans de la tradition, manifestant de ce fait une rupture par rapport au passé. Par exemple, il tourne en dérision certaines traditions, comme celle du menuet ou de la colorature exacerbée qui n’en finit pas de chanter des clichés stylistiques (portandi, vocalises serrées).
Le comique musical
Comme dans son autre œuvre lyrique, Ravel cherche dans L’enfant et les sortilèges à provoquer le rire par la musique et non par le texte. Ce comique musical se manifeste de plusieurs manières : par l’imitation, par la parodie et par la dérision.
Ravel utilise les imitations musicales pour renforcer des comiques de situation. Par exemple, lorsque l’horloge se dérègle, le rythme devient hésitant et lorsqu’elle se bloque, l’harmonie se fige sur un ostinato mélodique et rythmique, c’est-à-dire sur une formule musicale qui est répétée inlassablement. Dans ce même esprit, la démarche titubante du fauteuil est rendue musicalement par des rythmes irréguliers.
La parodie musicale se manifeste par une doublure du comique littéraire. Par exemple, la théière prononce des onomatopées et chante en « franglais ». Ces roulades littéraires sont appuyées par des sonorités jazz véhiculées par l’utilisation de timbres précis : la grosse caisse, les cymbales, le fouet, le tambourin, la timbale, la râpe à fromage, les cuivres brillants, le piano et le xylophone percutant. Tout cela sur des rythmes de ragtime.
Enfin, Ravel tourne musicalement en dérision certains de ses personnages comme celui du vieillard qui chante volontairement mal et qui est accompagné de trémolos aigres des vents et d’un rythme de polka endiablée. La stupidité du personnage est par ailleurs accentuée par la répétition des dernières syllabes prononcées.
La caractérisation musicale
À travers la musique, Ravel caractérise ses différents personnages et leur nature et dépeint l’environnement de l’histoire. Chaque figuration musicale est longuement étudiée afin de la rendre la plus juste et la plus réaliste possible.
Par exemple, l’horloge est symbolisée musicalement par des notes répétées et par une lamentation scandée. La vivacité de la flamme du Feu est rendue musicalement par l’éoliphone, des fusées mélodiques au piano et des trilles aux cordes. La liberté rythmique, le portamento nasal tendre (montées et descentes, chantées par le nez, avec des notes liées entre elles) et les bouches fermées au chant, ainsi que les glissandi et les soufflets dynamiques de l’orchestre participent à l’évocation de l’érotisme des chats et de leur nature insoumise.
Enfin, le réalisme des situations est rendu par l’imitation instrumentale, présente par exemple dans l'évocation des oiseaux (avec la petite flûte pour le Rossignol, la flûte à coulisse pour la Chouette) ou du vent dans les branches de l’Arbre (avec des glissandi aux cordes associés à l’éoliphone).
Le développement psychologique de l’enfant
Tout au long de l’œuvre, l’évolution de la psychologie de l’enfant est retranscrite dans la musique, et toutes les étapes de son voyage initiatique sont évoquées musicalement. Son monde imaginaire est symbolisé par une mélopée perpétuelle aux bois et son songe par un accompagnement de harpe.
Son agressivité initiale est évoquée par un débit continu et syllabique qui traduit son entêtement. Sa fureur est peinte par un fortissimo, un langage bitonal (c'est-à-dire une superposition de deux tonalités), des sonorités stridentes et une écriture morcelée et percussive. Lorsqu'il commence à regretter sa colère, la musique qui l’accompagne se teint d’une langueur nostalgique. Sa colère laisse ensuite la place à la honte et à la culpabilisation lorsqu’il est effrayé par l’apparition du Feu. Sa frayeur est retranscrite à travers une polyrythmie (c'est-à-dire la superposition de plusieurs rythmes) déstabilisante.
La conscience d’avoir fauté provoque chez l’enfant une solitude extrême qu’il ne supporte pas. Et son désespoir grandit encore lorsque la Princesse l’abandonne : ses lignes vocales sont alors dépouillées et la musique semble comme suspendue (avec la répétition d’accord). Humilié et harcelé par les animaux, il est plongé dans un univers musical cacophonique. Accablé par le tribunal et rongé par les remords, il accomplit le geste salvateur : celui de sauver un petit écureuil blessé dans la frénésie générale.
La rédemption de l’enfant est accompagnée par une musique perpétuelle et dépouillée qui est interrompue par l’apparition de la mère, accompagnée d’un sol majeur lumineux et qui exprime musicalement l’extase fusionnelle de l’enfant avec sa mère.