En Bref
Création de l'opéra
Lear émane d'une commande du Bayerische Staatsoper passée à Aribert Reimann par l'entremise d'August Everding en 1975, après le succès de Melusine (1971) en Allemagne de l'Ouest. Reimann en est à son troisième opéra avec Lear, et sa production lyrique montre déjà son intérêt pour les grands dramaturges : Strindberg pour son premier opéra Ein Traumspiel (1965), puis Yvan Goll pour Melusine. L'idée de composer un opéra d'après Le Roi Lear de William Shakespeare date de 1968 sur les suggestions du chanteur Fischer-Dieskau, ce qui explique pourquoi le rôle-titre de l'opéra a été composé pour lui.
Après avoir signé un contrat pour livrer l'opéra pour la saison de 1978, Reimann confie la rédaction du livret à Claus H. Henneberg, né la même année que le compositeur. Le dramaturge s'est en partie basé sur la traduction allemande de Johann Joachim Eschenburg de 1777 et a considérablement réduit le drame de Shakespeare pour la scène lyrique. Une fois le livret achevé en 1976, Reimann se consacre à la composition de Lear jusqu'en février 1978, date à laquelle il a achevé la mise au propre de la partition orchestrale.
L'opéra est créé le 9 juillet 1978 au Staatsoper de Munich sous la direction de Gerd Albrecht et dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle. Rapidement, celui-ci est redonné à Düsseldorf (1978) et de nouveau Munich (1980) avant d'être représenté dans les grandes maisons d'opéra du monde : San Francisco en juin 1981, Paris en novembre 1982, puis Londres en 1989. Lear a été repris dans plus de trente productions internationales et fait partie des opéras allemands de la deuxième moitié du XXe siècle les plus appréciés.
Clés d'écoute de l'opéra
Le Roi Lear à l'opéra : de la tragédie de Shakespeare au livret d'opéra
Le projet d'écrire un opéra sur Le Roi Lear relève d'un véritable défi sur le plan dramatique : dès le milieu du XIXe siècle, celui-ci avait été ébauché par Giuseppe Verdi, qui commanda un livret à Cammarano sans composer de musique dessus. Même hésitation chez Berlioz qui parvint néanmoins à écrire une ouverture orchestrale d'après cette tragédie, puis plus tard chez Britten qui rencontra les mêmes difficultés que Verdi pour composer un opéra sur Lear dans les années 1960. La tragédie de Shakespeare pose en effet plusieurs questions d'ordre dramatique pour être adaptée à la scène lyrique : en premier lieu, la place des intrigues secondaires (comme celle du Duc Gloucester avec ses deux fils) et leur traitement par rapport à l'intrigue principale qui nécessite un remaniement, voire un découpage de l'œuvre de Shakespeare. Mais la difficulté majeure serait surtout à chercher dans le traitement dramatique et musical de l'évolution psychologique de chaque personnage. Que ce soit aux niveaux des enjeux politiques ou sentimentaux, Le Roi Lear demeure l’une des pièces les plus abouties du dramaturge anglais et a su insuffler une inspiration nouvelle aux compositeurs mais a vraisemblablement toujours posé problème pour investir le domaine de l'opéra, par opposition au symphonique qui semble laisser plus de libertés : en témoignent l'ouverture de Paul Dukas (1883) ainsi que deux musiques de scène, la première de Debussy (1904) et la deuxième de Chostakovitch (1941).
Comment Henneberg et Reimann ont-ils transposé à l'opéra le nœud dramatique qui se joue à la Cour du Roi Lear ? Même si le livret utilisé pour l'opéra est écrit en allemand, celui-ci respecte le texte de Shakespeare dans son déroulement ainsi que la symétrie formelle de la pièce : l'opéra de Reimann est structuré en deux parties tandis que la tragédie de Shakespeare comprenait quatre actes. Henneberg a condensé le drame shakespearien à travers les rôles de Kent et d'Edmond, qui ont été considérablement amenuisés par rapport à la pièce d'origine. Par ailleurs, Lear atteint un haut degré de théâtralité musicale en ayant recours à une large palette de vocalités sur l'ensemble de l'opéra. Du rôle parlé du fou au lyrisme emphatique de Goneril, Reimann entre musicalement dans la dimension psychologique des personnages de Shakespeare par une écriture vocale proche de l'esthétique expressionniste en ce qu'elle exploite les extrêmes de la voix chantée et parlée.
Le langage musical de Reimann
Lear compte aujourd'hui parmi les opéras d’après-guerre les plus intenses et les plus spectaculaires. Poussée dans ses retranchements, l'écriture de Reimann est sans concession en ce qu'elle a de plus dissonant et violent, poussant à l'extrême le contrepoint orchestral par une division des cordes (jusqu'à 48 parties réelles) et par une large palette de percussions qui nécessite entre cinq et six exécutants pour ce pupitre. À cette ampleur orchestrale considérable, Reimann emploie les silences comme des effets de contrastes saisissants, marquant davantage les caractères extrêmes de sa musique. L'effectif instrumental est également organisé sur l'ensemble de l'opéra en fonction des personnages : en effet, le compositeur applique pour chacun un accompagnement orchestral spécifique, allant de pair avec son caractère ainsi que son évolution psychologique.
Dictée par la nécessité dramaturgique, l'élaboration de la théâtralité musicale repose également sur des procédés musicaux complexes typiques de la musique de la deuxième moitié du XXe siècle et qui restent au centre de l'œuvre de Reimann. Dans la lignée des compositeurs de la Seconde École de Vienne, le langage musical de Reimann s'inscrit dans un souci formel constant basé sur une écriture dodécaphonique. Le compositeur utilise les douze demi-tons de l'échelle chromatique pour former plusieurs séries qui seront associées à ses personnages : pour Cordélia, la série do-si-do#-ré-mib-fa-mi-fa#-sol-lab-sib-la se divise parfois en deux hexacordes, c'est-à-dire en deux parties de six notes. La série associée à Edgar est issue de celle de Cordélia. Au-delà du principe sériel que Reimann emploie pour les parties vocales, l'écriture orchestrale se fonde sur des dissonances de clusters (superposition de secondes) utilisant même les quarts de ton. À cet égard, l’une des scènes les plus spectaculaires est sans nul doute la tempête qui ouvre la scène 3 de la première partie, dont les clusters superposent non plus des intervalles de seconde, mais des micro-intervalles de quarts de ton, trois-quarts de ton, et augmentés (un ton plus un quart de ton). Cette scène est également un moment de tension particulièrement théâtral, marqué par l'intervalle de septièmes.
Tous ces éléments du langage musical de Reimann, encore latents dans les œuvres précédant la composition de Lear, convergent vers la tragédie de Shakespeare dès 1972 : « À partir de ce moment, tout ce que je vais écrire dans les années suivantes – et avant tout le très serein Christfest, les Sylvia Plath-Songs et les Variations pour orchestre – sont autant de chemins vers Lear ». Le compositeur considère même que ses Variations sont comme une « préparation directe à l'opéra, comme un prélude : l'isolement de l'homme dans une solitude absolue, livré à la brutalité et aux remises en questions inhérentes à toute existence ». Si le sérialisme intégral ou l'utilisation de clusters sont représentatifs de l'écriture d'une tradition de la musique de la deuxième moitié du XXe siècle, ces éléments prennent néanmoins une toute autre dimension une fois transposés à l'opéra : peu identifiables à l'écoute, les procédés de série ou l'écriture en quarts de ton dénotent du souci constructiviste de Reimann au service d'une dramaturgie musicale radicale.