En Bref
Création de l'opéra
Les Troyens est un opéra en cinq actes et 52 numéros sur une musique et un livret d'Hector Berlioz d'après l’Énéide de Virgile (qui rend elle-même hommage à Homère en narrant la suite de la Guerre de Troie).
Berlioz savait par avance que Les Troyens auraient de telles dimensions mythologiques (et le sujet lui tenait tellement à cœur) qu'il s'interdisait lui-même de travailler à cet opéra, d'autant plus après ses deux échecs lyriques cuisants : Benvenuto Cellini en 1838 et La Damnation de Faust en 1846. Il succombe toutefois à la tentation en 1856. Selon Berlioz (dans ses Mémoires, certes très romancées), c'est la princesse de Wittgenstein qui le convainc en flattant son amour pour Virgile et le drame shakespearien, mais aussi en lui interdisant de revenir dans sa résidence de Weimar s'il ne bravait pas Cassandre et Didon (les deux personnages féminins principaux des Troyens).
Berlioz écrit lui-même le livret et la musique en deux ans, en abandonnant la plupart de ses autres activités (notamment les tournées et tribunes de journaliste). Il achève la première version le 12 avril 1858, mais il ne verra jamais l'intégralité de son opus sur scène. L'œuvre était destinée à l'Opéra de Paris de par ses dimensions, mais elle n'est représentée qu'en une version amputée de sa première moitié (parmi d'autres coupures) le 4 novembre 1863 au Théâtre-Lyrique de Paris, avec -selon Berlioz- un orchestre et des interprètes trop faibles et peu nombreux.
Les Troyens sont alors partiellement donnés en version de concert : deux exécutions de La prise de Troie (première partie de l'opus) sont proposées le même jour du 7 décembre 1879 : l'une par les Concerts Pasdeloup au Cirque d'Hiver, l'autre par les Concerts Colonne au Théâtre du Châtelet. Deux concerts sont également donnés en anglais à New York : l'acte II le 6 mai 1882 au Park Avenue Armory, Les Troyens à Carthage (seconde partie de l'opus) avec coupures le 26 février 1887 au Chickering Hall.
La première partie (La Prise de Troie) n'est représentée pour la première fois en entier sur scène que le 6 décembre 1890 et en allemand (à Karlsruhe), la seconde partie étant jouée le lendemain. Les 4 heures de musique ne sont produites en continu sur scène que le 6 février 1920 au Théâtre des Arts de Rouen (Berlioz est alors décédé depuis un demi siècle). Paris ne propose les deux parties des Troyens qu'en 1921 mais avec des coupures. Une version intégrale mémorable est offerte au Covent Garden de Londres en 1957, avant un enregistrement fait par Colin Davis en 1969, édition qui reste toujours une référence, aux côtés de la version de Charles Dutoit enregistrée en 1994 et intégrant davantage de musique (y compris des repentirs du compositeur) ainsi que celle captée en 2017 à Strasbourg.
Dans un beau retournement historique, Les Troyens qui avaient été refusés à l'Opéra de Paris pour leur création furent le premier opéra représenté dans la salle de la Bastille (en 1990) et une production mise en scène célèbre en 2019 les 30 ans de la Bastille ainsi que les 350 ans de l'institution lyrique française (Académie royale de musique devenue Opéra national de Paris).
Sujet mythologique
Le sujet mythologique signe un double retour dramatique à l'Antiquité grecque (Homère) et latine (Virgile), mais également aux passions Shakespeariennes (la femme abandonnée rappelant l'Ophélie d'Hamlet, les amoureux Roméo et Juliette) : autant d'auteurs qui ont profondément marqué la jeunesse de Berlioz, et même depuis sa naissance puisque son prénom "Hector" est un hommage au héros de la Guerre de Troie. Sur le plan musical également, il s'agit d'un retour à une forme classique, la "tragédie lyrique", immortalisée par la réforme de Gluck et des opus de Rameau (alors justement que ces esthétiques sont en net déclin sur les scènes lyriques du XIXe siècle). Le livret de Berlioz et sa prosodie musicale contiennent ainsi des archaïsmes, une métrique et une syntaxe qui suivent parfois Virgile de près (le compositeur en connaissait des vers par cœur). Le mythe de Didon et Énée qui occupe la seconde partie de l'ouvrage est pourtant un thème extrêmement fructueux pour le répertoire d'opéra avec la célèbre Didon et Énée de Purcell mais aussi La Didone de Cavalli (le successeur de Monteverdi et qui a rendu l'opéra populaire en le déplaçant de la cour florentine vers les théâtres publics de Venise) ainsi que de très nombreuses versions d'un livret célèbre signé Métastase et mis en musique par Scarlatti, Albinoni, Haendel, Porpora, Hasse, Piccinni, Cherubini, Mercandante, entre autres.
Dimensions mythiques
Les Troyens ont des dimensions mythologiques, à l'image de leur thème. L'opus n'est d'ailleurs souvent représenté qu'à moitié : soit la première partie (nommée La Prise de Troie), soit la seconde (Les Troyens à Carthage) : au point que Berlioz lui-même et jusque dans son testament, faisait référence à l'œuvre comme deux opus séparés. L'œuvre convoque une vingtaine de solistes, dans toutes les tessitures (plusieurs parmi La Prise de Troie revenant en fantômes pour Les Troyens à Carthage). Cassandre et Didon, respectivement héroïnes dans la première et la seconde partie sont deux rôles à ce point exigeants qu'ils sont distribués à deux interprètes (seules des chanteuses légendaires comme Régine Crespin ont pu incarner les deux dans la même soirée). Les deux premiers rôles féminins sont mezzo-sopranos, Berlioz magnifiant ainsi toute l'ambivalence (et l'infinie exigence) pour cette tessiture : Cassandre doit aller en chercher de terribles graves, Didon de célestes aigus mais chacune avec endurance et un immense ambitus. Cassandre doit dominer le premier acte et tout le chœur des Troyens en restant présente jusqu'au départ d'Énée, qui doit lui-même dompter un octuor avec double chœur. Didon doit dominer le cinquième acte et ses trois tableaux avec des monologues et airs aussi intenses que "Ah ! je vais mourir" et "Adieu, fière cité", aimant, menaçant, mourant avec "Rome immortelle". Les deux amants devant également canaliser leur surpuissance dans l'insondable douceur de "Nuit d'ivresse et d'extase infinie". En comptant l'héroïque Énée, pas moins de quatre ténors différents sont à l'affiche avec l'allégé poète Iopas (dans la tradition vocale française), le prêtre Helenus et le jeune marin Hylas.
Les dimensions mythiques s'imposent aussi pour toute mise en scène de l'opus qui doit multiplier les apparitions et retours en fantômes de personnages sur plusieurs heures et notamment scénographier l'immense Cheval de Troie.
Clés d'écoute de l'opéra
Richesse et diversité
La musique s'accorde pleinement à aux dimensions et caractères de l'oeuvre, illustrant les épisodes et le souffle global du drame. Berlioz compose une Tragédie et un Péplum musical, figurant et spatialisant la rumeur du danger et des batailles au loin, se rapprochant, s'éloignant, revenant, suivant ainsi le parcours d'Énée, le Troyen qui se croit victorieux de la guerre, qui fuit sa cité envahie pour retrouver la guerre dans une autre cité (Carthage) et la fuir pour aller fonder Rome. La partition est un voyage guidé en cinq actes avec Énée, hormis à la toute fin, l'action restant avec Didon abandonnée à Carthage. Le point de départ se situe dans le camp abandonné par les Grecs dans la plaine de Troie (avec les soldats troyens fuyant apparemment au loin). L'Acte 2 fait aussi voyager dans le temps : la nuit est tombée et le drame est rentré dans la ville de Troie. Les prières sont proches, les lointains combats approchent (par des effets musicaux de crescendo, de densification de l'orchestre et même de spatialisation) accompagnés par la venue et le départ des ombres et fantômes (en particulier l’ombre d’Hector qui appelle Énée à partir fonder un Empire en Italie). La musique suit bien entendu ces caractères : fantomatiques, glorieux, graves, inspirés ou légers, en illustrant les épisodes belliqueux et amoureux, depuis les combats de ceste (dérive du latin caestus, sorte de gant de cuir et de métal) jusqu'à la passion absolue.
Le Grand Opéra
En de nombreux points, Les Troyens correspond au genre lyrique majeur du XIXe siècle : le Grand Opéra. Ce genre Français, né à Paris au XIXè siècle, connaît son apogée entre 1830 et 1870. Il est toujours en quatre ou cinq actes avec un grand ballet, il alterne les airs et les récitatifs chantés. Sa principale caractéristique est d’être grandiose : il y a toujours des chœurs et un orchestre très imposants ainsi que de nombreux personnages solistes. Les histoires racontées sont souvent dramatiques avec des scènes macabres et terrifiantes. Autant de qualités magnifiées dans l'opéra de Berlioz qui compte par exemple pas moins de trois ballets dans l'Acte IV. La richesse musicale de la partition s'appuie en outre sur la grande diversité des effectifs, des formes et des types : solos, ensembles jusqu'à l'octuor, chœurs, entrées, récitatifs, chant national, marche et hymne, finals, cérémonie funèbre, imprécation (certaines dépassant le cadre musical, telles que les luttes, danses et jeux populaires) ou encore chasse (parmi plusieurs ballets) et pantomime.
Orchestrateur et Symphoniste
Berlioz est reconnu comme un maître de l'orchestre, par ses partitions et son Traité d'instrumentation et d'orchestration (publié en 1844, devenu et demeurant une référence incontournable). Les Troyens lui permettent d'en faire une nouvelle démonstration dans des dimensions superlatives avec notamment la présence de quatre bassons en plus des bois fournis, de deux cornets à pistons et trois trombones en plus des quatre cors, deux trompettes et un tuba, des percussions avec timbales, cymbales et deux paires de cymbales antiques, jeu de triangles, tambour militaire (avec timbre / sans timbre), tambourin et grosse caisse, sans oublier les cordes et notamment de six à huit harpes. D'autant qu'à cet orchestre en fosse, il faut ajouter une phalange sur scène avec trois hautbois, cuivres, deux trompettes, deux cornets à pistons, trois trombones, un tuba, un petit saxhorn suraigu en si bémol, deux saxhorns sopranos en mi bémol, deux saxhorns contraltos en si bémol, deux saxhorns ténors en mi bémol (le saxhorn étant une déclinaison du tuba, forgée par Adolphe Sax dont Berlioz participa à faire accepter la grande invention : le saxophone), paires de timbales et de cymbales, darbouka et tam-tam pour les couleurs d'un voyage exotique, sans oublier la machine à tonnerre.
Oxymore : le sens caché comme dans un cheval de Troie
Berlioz emploie allègrement cet outil exceptionnel que permet l'opéra : la superposition de différents sens et sentiments entre différentes voix, entre le chant et l'orchestre. Contrairement au théâtre et à la parole, la musique est un art de la polyphonie donc de la polysémie (qui contient plusieurs sens).
La musique contrastée renforce ainsi le drame, l'écart déchirant entre la situation réelle et celle vécue par les personnages, notamment féminins. Cassandre et son chant sont ainsi désespérés, prédisant l'avenir tragique de Troie alors même que le peuple, le chœur et l'orchestre célèbrent leur victoire par l'entrée du cheval. De même, la nostalgie et la tristesse des accords mineurs infusent les lignes vocales de Didon, annonçant son futur abandon par Énée.
Fil d'Ariane musical
Berlioz est né 10 ans avant Wagner et il travaille sur Les Troyens alors que le compositeur allemand marque une pause de 15 ans (1850-1865) entre Lohengrin (encore marqué par l'italianité) et l'opéra du leitmotiv qui va révolutionner l'opéra : Tristan et Isolde. Berlioz ne compose pas avec des "leitmotive" mais ce qu'il nomme idée fixe, et ce plusieurs décennies avant Wagner : dès la Symphonie fantastique de 1830. Ces idées fixes permettent dans Les Troyens d'illustrer le drame, notamment dans le grave pour les prédictions de Cassandre, le rythme rapide figure la destinée, le ralenti marque l'abandon. D'ailleurs, tout comme les idées fixes reviennent au fil de l'œuvre, elles se transmettent de pupitres en pupitres.