En Bref
Création de l'opéra
Blessé par l'échec de son opéra Simon Boccanegra à La Fenice de Venise en mars 1857 après tant de chefs-d'œuvre et de triomphes, Verdi s'isole dans sa villa de Sant'Agata. Toutefois, il reprend peu à peu courage et se décide à remettre un ouvrage sur le métier. Il souhaite d'abord écrire sur Le Roi Lear de Shakespeare, mais les compositeurs adaptent alors leur partition selon les musiciens à disposition et la distribution ne lui convenant pas, Verdi délaisse alors ce projet sur lequel il reviendra jusqu'à la fin du siècle, mais sans rien composer.
Son envie le mène ensuite vers Ruy Blas de Victor Hugo (le grand auteur qui avait déjà inspiré à Verdi les opéras Ernani en 1844 et Rigoletto en 1851). Finalement, le choix se porte sur le drame d'un autre auteur français et afin d'honorer une commande de l'Opéra San Carlo à Naples : ce sera Un bal masqué (Un ballo in maschera), mélodrame en 3 actes sur un livret d'Antonio Somma, d'après Gustave III de Suède écrit par Eugène Scribe. L'opéra est créé le 17 février 1859, mais au Teatro Apollo de Rome et non pas à Naples, du fait de la censure.
Contourner une censure implacable
Pour avoir le droit d'être représentés, les spectacles devaient passer sous les fourches caudines de la censure, qui était très stricte dans le Royaume des deux Siciles au Sud de l'Italie, dominée alors par les Bourbons. Rien dans l'opéra ne devait être considéré comme un message avec des sous-entendus politiques (la spécialité de Verdi qui choisit souvent ses sujets anciens pour leur résonance avec la recherche alors actuelle de l'unité et de l'indépendance italienne).
Verdi est enthousiasmé par le livret inspiré de Gustave III (mais la censure beaucoup moins) avec les ressorts dramatiques du drame de Scribe et ses situations théâtrales autour d'un fait historique : l'assassinat romanesque mais bien réel du roi de Suède Gustave III par l'ancien officier Jacob Johan Anckarström durant un bal masqué à l'Opéra de Stockholm le 16 mars 1792. L'histoire avait d'ailleurs déjà inspiré des compositeurs : le 27 février 1833, Daniel-François-Esprit Auber reçoit un beau succès avec son opéra Gustave III ou le Bal masqué sur un livret d'Eugène Scribe (dont s'est inspiré Antonio Somma, le librettiste de Verdi). L'incident historique a également inspiré Saverio Mercadante pour Il reggente en 1843.
Mais la censure Bourbone refuse catégoriquement un spectacle représentant l'assassinat d'un souverain, d'autant que la version de Verdi y ajoute un amour imaginaire entre Gustave III et Amélia (épouse d'Anckarström). Cette invention renforcent la puissance du drame et complexifie la figure du meurtrier, jaloux, blessé par sa passion et poussé par la folie à tuer son ami et maître. Verdi reste confiant, choisissant simplement de transposer l'époque et le lieu pour conserver le drame (comme il l'avait fait pour Rigoletto notamment). Gustave III devient La vendetta in domino, mais l'opéra de Verdi est censuré à nouveau (notamment suite à un attentat qui a lieu le 14 janvier 1858 devant l'opéra de la rue Le Pelletier, à Paris : Felice Orsini et des complices lançant trois bombes contre Napoléon III). L'action est alors déplacée à Stettin et le roi de Suède se transforme en duc de Poméranie, mais la censure n'accepte toujours pas qu'un noble meure, même un duc, même sur scène. Le drame doit alors être transposé à Boston fin XVIIème siècle, le duc est rétrogradé au rang de gouverneur et Anckarström devient Renato, son secrétaire créole, dans l'opus renommé Un Bal masqué qui est finalement créé à Rome.
Clés d'écoute de l'opéra
Oxymore dramatique et musical
Un Bal masqué présente une tragédie dans une ambiance festive, tout comme d'autres opéras célèbres du répertoire, notamment Werther de Massenet dont le terrible drame se déroule en contrepoint des fêtes de Noël, ou bien celui de La Traviata de Verdi, tristesse déchirante littéralement en même temps que les fêtes bourgeoises parisiennes.
Mais, contrairement aux drames absolus que sont La Traviata et Werther, dans Un Bal masqué l'association du festif et du tragique provoque un certain mélange des genres. Le tragique amour interdit sacrifiant l'amitié et la vie humaine est ici marié à une intrigue avec de nombreux rebondissements, empruntant presque à l'opéra-bouffe voire au vaudeville musical. Dès l'ouverture, le mouvement fugué (forme musicale classique et recherchée) mène certes à des thèmes musicaux amples et émouvants (aux longs archets) ainsi qu'à une légèreté raffinée des vents, mais en passant par des accents rebondis et soulevés.
Certains passages auraient même leur place dans une (excellente) opérette, avec de petits airs répétitifs aux aigus aigrelets et cuivres très ronds, le tout porté par un rythme et des percussions de fanfare avec les contretemps accentués (c'est particulièrement flagrant pour la conclusion de la première scène, avant d'arriver chez la magicienne, la musique devenant alors sombre et mystérieuse). La première intervention du chœur, juste après l'ouverture dès le début de l'opéra est ainsi symptomatique : superposant littéralement des accents buffa avec un chœur monacal.
Bel canto classique
L'écriture sait honorer les canons classiques par des formes bien construites, autour de phrases symétriques se répondant, de même que les petits motifs musicaux qui les composent et qui sont variés suivant un cycle de tonalités et passant aux différents timbres des instruments. Bien entendu, Verdi compose comme toujours avec ce génie du bel canto qui met toute la musique en harmonie avec le beau chant (et toutes ses couleurs, ses élans, comme ses tessitures). L'orchestre sait ainsi soutenir, porter, accompagner, dialoguer avec les voix, leur offrir un contrepoint, voire parfois les contredire. La fosse fait bloc pour soutenir la voix par de grands accords, éventuellement s'y opposer. Mais la phalange porte le plus souvent les voix dans ses élans et accents et par-dessus tout, la ligne instrumentale soutient les voix en les doublant, jouant la même note ou bien un intervalle consonant, le plus souvent une tierce (trois notes d'écart comme par exemple do-mi) ou son intervalle symétrique qu'est la sixte (par exemple mi-do en montant dans l'aigu ou bien do-mi mais en descendant vers le grave), parfois la quinte pour ouvrir l'harmonie car cet intervalle est très consonant, parfois la quarte pour un effet accentué.
Les harmonies et le choix des instruments pour ce soutien renforce les effets dramaturgiques et les caractères. Une couleur sombre ou un des cuivres peuvent accompagner tous les personnages, selon l'épisode dramatique, tout comme le rythme guilleret d'un son flûté.
Opéra d'arias
Le génie de Verdi se reconnaît une fois de plus dans ce chef-d'œuvre qu'est Un Bal masqué avec ses nombreux airs mémorables, d'une qualité supérieure, nombreux et fréquents. La toute première scène de l'opéra offre ainsi trois arias à trois personnages : « La rivedrà nell'estasi » à Riccardo (il y chante son amour pour Amelia en voyant son nom sur la liste des invités au bal), « Alla vita che t'arride » à Renato (qui rappelle à Riccardo combien son pays compte sur lui, l'enjoignant à prendre garde aux menaces contre sa personne) et « Volta la terrea » pour Oscar (défendant Ulrica alors que Riccardo a reçu un ordre à ratifier pour bannir la magicienne) ! Ulrica ne tarde pas à être servie, avec « Re dell'abisso, affrettati » appelant le Roi des Abysses dans son antre à la deuxième scène de l'Acte I, la même scène durant laquelle Riccardo, en digne ténor bel cantiste, déploie déjà son deuxième grand air : « Di' tu se fedele » (rien ne pouvant le retenir loin de sa bien-aimée), il en aura un autre au dernier acte, « Ma se m'è forza perderti » (méditant son amour déplacé pour Amelia, il décide de renvoyer la femme et son mari Renato dans leur patrie pour faire taire ses sentiments). Après les cinq arias en l'espace de deux scènes, les deuxième et troisième actes mettront à l'honneur Amelia, d'abord recherchant les herbes vouées à tuer sa passion amoureuse interdite dans « Ma dall'arido stelo divulsa », puis avec « Morrò, ma prima in grazia » où, son amour découvert, elle supplie Renato de lui laisser voir une dernière fois son fils. Bien que baryton, une tessiture traditionnellement moins mise en avant que les ténors et sopranos, Renato chante lui aussi un second grand air au dernier acte : « Eri tu che macchiavi quell'anima » dans lequel il se retourne contre Riccardo, pour le mal fait à Amelia. Verdi compose ainsi un opéra centré autour des trois tessitures traditionnelles associées à leurs trois caractères bien campés : le ténor héroïque, la soprano amoureuse et le sombre baryton.