En Bref
Création de l'opéra
L'Italienne à Alger (L'Italiana in Algeri) est un opéra en 2 actes écrit par Gioachino Rossini (1792-1868) en 1813 et créé au Teatro di Benedetto de Venise le 10 mai 1813. Décrit par Rossini comme un dramma giocoso, cette œuvre à mi-chemin entre l'opera seria et l'opera buffa met en scène une intrigue pathétique et loufoque qui se conclut dans un final joyeux. Rossini a choisi de mettre en musique le livret d'Angelo Anelli écrit par ce dernier quelques années plus tôt à l'intention du compositeur Luigi Mosca. À la demande de Rossini, le livret a subi quelques modifications comme l'ajout d'onomatopées dans le final du premier acte ou encore la suppression d'un duo d'amour entre Isabella et Lindoro.
Rossini, le grand maître italien
Cet opéra n'est pas le premier de Rossini dans le genre comique. En effet, en 1813 il avait déjà écrit de nombreuses farces comme L'échelle de soie (La scala di seta) ou L'occasion fait le larron (L'occasione fa il ladro), toutes deux composées au cours de l'année 1812. En revanche, c'est l'un des premiers exemples d'opéra comique composé par Rossini qui est développé en plusieurs actes. La carrière de Rossini en tant que compositeur lyrique est fulgurante. En l'espace de trois ans, il s'impose sur la scène italienne et devient le symbole musical du genre italien. Après la consécration obtenue grâce à son mélodrame héroïque Tancrède (Tancredi) en février 1813, Rossini va enchaîner les succès : d'abord avec L'Italienne à Alger en mai de la même année, puis avec Le Barbier de Séville (Il Barbiere di Siviglia) en 1816, puis enfin avec La Cenerentola en 1817.
La création triomphale à Venise de L'Italienne à Alger est suivie de nombreuses reprises dans des théâtres en Italie comme à Naples ou à Milan. En 1819, son succès s'internationalise avec la première anglaise donnée à Londres au Théâtre de Sa Majesté le 28 janvier 1819. Aujourd'hui, on joue beaucoup l'ouverture qui commence avec les fameux des pizzicati (cordes pincées) donnés aux cordes qui sont suivis d'un soudain tutti de l'orchestre. Pour beaucoup, cette « surprise » musicale peut être rapprochée de celle faite par Haydn dans sa Symphonie n°94 surnommée « La Surprise » à cause de ses surprenants coups de cymbale dans le second mouvement.
Les apports de Rossini au genre opératique
Rossini a eu une très grande influence sur les compositeurs d'opéras du XIXe siècle, que ce soit en France, en donnant naissance au genre du grand opéra historique avec Guillaume Tell qui mêle le lyrisme italien et la déclamation française, ou en Italie. En effet, Rossini redonne au chœur une place centrale au niveau musical comme au niveau dramatique. Il fait également passer l'opéra italien de la prima pratica à la seconda pratica en proposant une fusion des styles de l'opera seria et de l'opera buffa. Il commence cette fusion avec Tancrède, dans lequel il impose le modèle comique face au model napolitain (qui prônait le maintien d'un opera seria traditionnel). Cette fusion des styles se poursuit avec Élisabeth, Reine d'Angleterre (Elisabetta, regina d'Inghilterra, 1815) dans lequel il fixe définitivement l'ornementation des chanteurs au cours des airs, raccourci la part donnée au récitatif secco (récitatif accompagné par le « continuo » composé généralement d'un violoncelle et d'un clavecin) et renonce définitivement à l'emploi des voix de castrat. Enfin avec Otello en 1816, il raccourcit encore le récitatif secco, fait le premier pas vers la création de l'arioso (un récitatif chanté accompagné) et enfin, impose la cavatine comme forme musicale par excellence en transformant l'air en véritable scène : une introduction orchestrale, suivie d'un récitatif accompagné qui fait évoluer l'action, puis d'un cantabile d'expression lyrique, suivi d'un nouveau récitatif accompagné au cours duquel l'action s'accélère, et enfin un air ornementé avec strette (littéralement « resserrement ») finale où la voix s'envole.
Clés d'écoute de l'opéra
Dramma giocoso ou opera buffa ?
Rossini décrit l'Italienne à Alger (L'Italiana in Algeri) comme un dramma giocoso plutôt que comme un opera buffa, ce qui constitue un mystère. Rappelons que d'une manière générale la frontière entre l'opera buffa et le dramma giocoso reste mince, d'autant plus que ce dernier n'a pas été associé à des notions dramaturgiques claires qui permettraient de le distinguer réellement de l'opera buffa. Cette distinction dénote plus d'une différenciation faite par les librettistes, que d'une volonté des compositeurs. L'exemple le plus flagrant de cette opposition entre compositeur et librettiste s'est manifestée dans le Don Giovanni de Mozart où le texte de Da Ponte a été sous-titré dramma giocoso et la partition opera buffa. Dans l'Italienne à Alger, la dénomination de dramma giocoso ne semble pas justifiée d'un point de vue de la réalisation artistique puisque le traitement musical dénote plus des traditions de l'opera buffa où il n'y a pas vraiment de distinction entre des personnages « sérieux » et des personnages « comiques » comme cela est le cas dans l'opéra de Mozart précédemment cité. Quant à l'intrigue, elle met certes en scène un amour partagé entre Lindoro et Isabella, mais c'est plutôt le côté loufoque et invraisemblable (véhiculé entre autre par le personnage de Mustafà) issu de la tradition de l'opera buffa qui domine.
L'Italienne à Alger, une turquerie musicale
Au début du XIXe siècle, l'engouement pour les mœurs de l'orient bat son plein. Dans le domaine de l'opéra, cette mode « turque » se traduit par la peinture musicale d'un Orient imaginaire où il est toujours question de libérer une femme européenne réduite en esclavage. Ces évocations, appelées « turqueries », étaient autant présentes dans les costumes et les décors que dans les instruments et les livrets. Mozart, dans sa « marche turque », établit même les canons musicaux de cette musique folklorique imaginaire : une opposition entre les modes mineurs et majeurs, des motifs mélodiques rapides, ou encore des imitations du tambour. Dans L'enlèvement au sérail (Die Entführung aus dem Serail), Mozart fixe également l'utilisation du piccolo, des timbales, du triangle, des cymbales et de la grosse caisse comme instruments « turcs ». Ainsi pour les compositeurs, il ne s'agit pas d'écrire une musique authentiquement turque, mais plutôt d'évoquer un exotisme imaginaire avec des moyens européens. L'Italienne à Alger de Rossini s'inscrit dans cette tradition « turque » en brossant un tableau imaginaire d'Alger à travers plusieurs éléments. D'abord avec l'utilisation d'instruments à percussion qui imitent les orchestres des janissaires turcs (comme à la fin de l'ouverture). Mais aussi en mettant en scène l'enlèvement d'un Européen (et non une Européenne cette fois-ci) par des personnages orientaux.
La comédie en musique
Dans cette farce surréaliste, l'esprit buffa domine dès l'ouverture au cours de laquelle Rossini donne le ton du burlesque à venir. Il y aborde les grands thèmes qui lui sont chers comme la jalousie démasquée ou les amants mis à l'épreuve. L'enjeu dramaturgique de cette œuvre a été de traduire musicalement la comédie en renforçant l'absurdité des situations. Par exemple, dans la scène d'ouverture de l'opéra, il évoque le comportement ridicule de Mustafà qui veut répudier sa femme pour en épouser une plus exotique, en écrivant un air richement ornementé et dans un tempo rapide. Autant de caractéristiques qui rendent son exécution difficile voir impossible pour une voix de basse. Dans le final du premier acte, Rossini représente musicalement la confusion dans laquelle sont plongés tous les personnages en leur faisant chanter des onomatopées : Isabella, Zulma et Elvira chantent des « ding, ding », Lindoro et Haly des « tac, tac », Taddeo des « crôa, crôa » et Mustafà des « boum, boum ». Rossini dépeint musicalement la manière dont Isabella se moque de Mustafà (également lors du final) lorsqu'elle prononce « Oh, Che muso, che figura ! » (Oh ! Cette mine, cette allure !) : elle arpège un accord parfait (c'est-à-dire qu'elle chante chaque note de l'accord l'une après l'autre dans un mouvement montant puis descendant), représentant le rire qu'elle réprime à la vue du Bey.
Les avancées musicales
Les avancées musicales proposées par Rossini dans cet opéra sont nombreuses. D'abord, une place prépondérante est accordée au chœur en tant que commentateur des actions. Ainsi, dans l'introduction de l'acte I, c'est le chœur qui introduit l'attente désespérée d'Elvira, qui espère un signe d'amour de la part de son mari Mustafà.
Ensuite, la liberté du chanteur est restreinte à travers une standardisation du chant et une généralisation du bel canto (littéralement le « beau chant ») dans le répertoire comique. Dans L'Italienne à Alger, Rossini continue également la restructuration de la scène musicale en réduisant la part donnée aux récitatifs. Il esquisse une nouvelle forme d'air en plusieurs parties qui alterne des récitatifs, des ariosos et lyriques (forme qui deviendra la solita forma chez Verdi).
Enfin, un nouveau rôle confié à l'orchestre : il devient un véritable partenaire de la voix en l'accompagnant, mais aussi en prenant en charge des éléments d'expression. Son importance est cruciale lors des séquences conclusives où Rossini écrit de véritables crescendos orchestraux qui ont pour fonction à la fois de traduire la tension du moment, mais aussi d'avoir la pleine adhésion du public à l'histoire racontée. Ces fameux « crescendos rossiniens » fonctionnent sur la répétition d'une cellule mélodique à l'orchestre (parfois doublée par des voix) à laquelle est associé un gonflement progressif de la texture orchestrale ainsi qu'une accélération rythmique. Il y a de nombreux exemples dans cette œuvre, mais le plus flagrant est sans doute celui qui conclut le final du premier acte.