En Bref
Création de l'opéra
La Bohème et le courant du Scapigliatura
La Bohème est un opéra en quatre tableaux de Giacomo Puccini (1858-1924) sur un livret des librettistes italiens Giuseppe Giacosa (1847-1906) et Luigi Illica (1857-1919). Composée entre 1892 et 1895, cette œuvre pouvant être rattachée au courant italien Scapigliatura s'inspire du roman d'Henri Murger Scènes de la vie de bohème (1851) et de son adaptation théâtrale La vie de bohème (1849). Souvent considéré à tort comme une branche du vérisme italien, le courant Scapigliatura (équivalent italien de « bohème ») s'est développé après le Risorgimento (1815-1871), d'abord dans le domaine littéraire du Nord de l'Italie puis s'est généralisé dans tous les domaines artistiques et s'est diffusé dans tout le pays. En musique, le chef de file était Arrigo Boïto, mais l'opéra le plus représentatif de ce courant reste La Bohème de Puccini. Les membres du Scapigliati rejetaient la culture traditionnelle bourgeoise et voulaient renouveler la culture italienne en y intégrant des influences étrangères comme celle du romantisme allemand de Heinrich Heine et d'Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, des bohémiens français comme Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Henri Murger, des poèmes de Baudelaire et des œuvres d'Edgar Allan Poe.
La composition de cet opéra a été marquée par une querelle entre les éditeurs de Puccini et du compositeur d'Il Pagliacci, Leoncavallo. Ce différend porté jusque dans la presse est né d'un malentendu entre les deux compositeurs. Leoncavallo avait proposé à Puccini quelques années auparavant d'adapter l'œuvre de Murger, mais ce dernier ne semblant pas être intéressé par cette idée, Leoncavallo décide de le mettre lui même en musique. En 1893, il apprend que Puccini a finalement commencé à mettre en musique cet opéra sans le lui dire et que son travail est assez avancé. Furieux, Leoncavallo lui reproche son manque de tact et de professionnalisme, mais ne voulant pas se risquer à une création ratée, il décide de reporter la création de son opéra et de laisser Puccini créer le sien en premier, le 1er février 1896 au Teatro Regio de Turin. L'opéra reçut un accueil réservé des critiques, mais cela ne l'empêchera pas d'être joué partout en Italie comme au Teatro di San Carlo en mars 1896 ou au Teatro Comunale di Bologne en novembre de cette même année. C'est lors de sa création triomphale à Palerme le 13 avril 1897 que cette œuvre acquiert sa renommée internationale et devient un standard de l'opéra joué partout dans le monde : Alexandrie, Lisbonne, Moscou, Londres et Berlin en 1897, puis New-York en 1898. Rapidement des nouvelles versions de cet opéra avec des traductions des livrets sont créées comme celle en français le 13 juin 1898 par l'Opéra-Comique de Paris et celle en anglais le 22 avril 1897 au Manchester Royal Theater. Quant à l'opéra de Leoncavallo, qui a pourtant reçu un accueil initial plus chaleureux que celui de Puccini lors de sa première le 6 mai 1897 à la Fenice, il fut totalement éclipsé par l'opéra de ce dernier et tomba presque immédiatement dans l'oubli.
L'œuvre de Murger
Dans Scènes de la vie de bohème, Murger raconte la jeunesse de bohème de jeunes artistes pauvres et vagabonds dans un état social transitoire et dont les choix de vie débouchent soit sur leur mort, soit sur leur réussite artistique. Publié d'abord sous forme de feuilleton dans la revue littéraire Le Corsaire entre 1845 et 1849, ces récits appartenant à l'école réaliste mettent en scène la propre vie de Murger dans le Quartier latin à Paris avec des artistes qui ont réellement existé et ont même partagé son expérience de bohème : le personnage de Rodolfo est Murger lui-même, celui de Schaunard s'inspire du peintre français Alexander Schanne, celui de Marcel du peintre François Tabard et celui Colline de l'écrivain et philosophe Jean Wallon.
Pour Murger il existe trois types de Bohèmes bien distincts. Tout d'abord, la bohème « ignorée », celle formée par des artistes condamnés à l'incognito dont l'art est une foi et non un métier. Pour Murger, ces « bohémiens » naïfs sont condamnés à la misère et à une mort précoce et laissent une œuvre qui sera admirée plus tard. Il y a également la bohème des « amateurs », celle des pseudo-artistes qui sont séduits par cette vie et la choisissent volontairement en opposition aux volontés de leur famille. Pour eux, la fin n'est généralement pas tragique, finissant le plus souvent par se ranger et devenir ce qu'ils auraient dû être : notaire ou médecin en province. Pour Murger, cette fausse bohème n'a rien en commun avec l'art. Enfin, il y a la « vraie » bohème, celle des artistes qui ont des chances de réussite, qui sont déjà un peu connus dans le monde littéraire et artistique et dont la vie misérable constitue une période transitoire. Ce sont les véritables héros de l'œuvre de Murger.
Malgré les grandes qualités de ces feuilletons réalistes, les écrits de Murger n'ont pas eu un grand succès en dehors de son cercle artistique. Il faudra attendre sa collaboration avec Théodore Barrière sur son adaptation théâtrale en 1849 pour qu'elle acquière une grande renommée. Suite au succès de la pièce mêlée de chant en cinq actes intitulée La vie de bohème et créée le 22 novembre 1849 au Théâtre des Variétés à Paris, Murger décide de rassembler ces écrits en un roman (qui paraîtra en janvier 1851), auquel il ajoute de nouveaux matériaux pour rendre le tout cohérent. Il écrit alors, par exemple, le premier chapitre qui présente tous les personnages et des chapitres conclusifs qui offrent ses pensées sur la vie de Bohème, mais aussi une préface dans laquelle il discute la signification du concept de « bohémien ».
Le livret de l'opéra
Les tableaux I et IV du livret d'Illica et de Giacosa suivent l'action originale de la pièce et se concentrent sur la relation entre Mimi et Rodolfo. Ces deux actes sont formés de plusieurs épisodes de chapitres différents qui racontent la vie de Rodolfo, mais aussi de celle de Mimi et de Francine, qui ont été fusionnées en un seul et même personnage dans la pièce et dans l'opéra (celui de Mimi), qui emprunte à son homologue littéraire son physique et le caractère de Francine. Les tableaux II et III ont été complètement inventés par les librettistes, ainsi que la fin de l'opéra qui se termine non pas par la réussite matérielle de Rodolfo et de Marcel comme dans le roman, mais par la mort tragique de Mimi dans l'intimité de la mansarde entouré de ses amis et de son amant. Le gros du travail d'Illica, de Giacosa et de Puccini a été de dresser un portrait réaliste de tous les personnages afin qu'ils correspondent tous aux aspirations du compositeur : présenter des êtres ordinaires, ayant des aspirations simples et humaines.
La collaboration entre ces trois artistes fut assez difficile et l'éditeur de Puccini, Ricordi, dû souvent intervenir pour régler leurs désaccords profonds. Mais cela ne les a pas empêchés de mettre au point une méthode de travail très efficace et qui a porté ses fruits sur La Bohème et a été reprise sur Tosca et Madame Butterfly. La priorité était tout d'abord donnée à la structure dramaturgique établie par Puccini et Illica, afin que Puccini puise écrire les premières esquisses musicales, puis Giacosa était chargé de la versification. Puccini enchaînait sur la composition et l'orchestration, venait ensuite une série de remaniements, avec la révision du drame par Illica et Puccini, puis celle des versets par les trois artistes, puis enfin, celle de la musique par le compositeur.
Leur adaptation a gardé globalement le ton fantasque et pittoresque du roman, sauf dans les scènes les plus tragiques dans les tableaux III et IV. Le livret se caractérise par la juxtaposition d'un style noble avec un vocabulaire familier et qui a nécessité une versification souple passant habilement d'un registre à l'autre : du fantasque au pathétique. La trame de l'opéra n'est pas construite selon les progressions habituelles d'une exposition, d'une crise et d'un dénouement, mais en tableaux, ce qui permet un développement plus libre, où les gestes de la vie de tous les jours constituent la valeur dramatique de l'action.
Par rapport au roman, les personnages principaux ont été limités à quatre, formant deux couples antithétiques : celui de Rodolfo et de Mimi qui constitue le fil conducteur de l'opéra, et celui de Marcel et Musetta. Les personnages de ce deuxième couple sont volontairement caricaturés (extravertis, bruyants, pittoresques) afin de mettre en valeur les qualités du premier (doux, passionné, romantique). Ce contraste permet le développement d'une grande force dramaturgique comme dans le quatuor du tableau III.
Clés d'écoute de l'opéra
Du drame réaliste à la tragédie
La Bohème raconte la mise à l'épreuve de la vie de l'histoire d'amour entre Mimi et Rodolfo. Aux antipodes des drames bourgeois des opéras du Risorgimento, cette œuvre propose une dramaturgie novatrice : elle raconte comment ce couple s'est formé au hasard d'une rencontre de palier, la réalité de leur relation dans de dures conditions de vie où leur bonheur est menacé de s'éteindre à chaque instant, et enfin, la mort sordide de Mimi, due à ces conditions de vie précaires et face à laquelle Rodolfo et ses comparses sont impuissants.
L'histoire d'amour de La Bohème permet à Puccini de mettre en scène un romantisme « inné » et « inconscient », loin des conventions bourgeoises avec ses mariages d'intérêt et ses amours flamboyants et passionnés. Ce romantisme nouveau naît de la sensibilité d'un artiste (Rodolfo) à la beauté d'une l'ouvrière (Mimi) incarnant la simplicité noble des gens pauvres et exploités et qui, malgré tous les coups du sort, ont une joie de vivre inaltérable et sont toujours serviables et solidaires. À travers le personnage de Mimi, Puccini fait une description de la réalité des conditions de vie des ouvriers parisiens, qui se conclut sur la mort de son héroïne dans la pauvreté et l'anonymat le plus complet (hormis pour ses amis proches et son amant Rodolfo).
La Bohème propose également une illustration de la lutte des classes à Paris avec ses bourgeois éternellement insatisfaits, ses artistes pauvres, mais heureux dans leurs arts, et enfin son peuple ouvrier qui survit comme il peut. La grande réussite de cet opéra a été de faire basculer le drame réaliste vers la tragédie lors du troisième tableau en faisant comprendre au spectateur que Mimi ne pourra pas échapper à une mort causée par ses conditions de vie. Ainsi, cette mansarde froide, qui incarnait dans le premier tableau son amour et son bonheur avec Rodolfo, où rien d'autre n'avait d'importance, la tue. Ce basculement propulse la maladie au rang de véritable protagoniste de l'histoire : à la fois élément du drame et incarnation de la tragédie.
Une nouvelle structure dramatique
Pour Puccini la musique doit suivre naturellement l'action, mais cela ne veut pas pour autant dire qu'il croit en une supériorité du texte sur la musique. Au contraire, il a toujours cherché à établir une relation équilibrée entre un nœud dramatique cohérent et le développement d'un lyrisme musical. Sa connaissance de l'œuvre de Verdi lui permet d'envisager une nouvelle forme pour raconter le drame : par exemple, il emprunte à La Traviata son style mixe où des éléments de la vie quotidienne sont intégrés dans un mélodrame, et à Falstaff sa construction en rapides successions de récitatifs et d'ariosos.
Avec La Bohème, Puccini abandonne définitivement l'opéra à numéro pour une action dramatique qui s'appuie sur les moments clefs au cours desquels les personnages se révèlent, comme lors de la rencontre entre Mimi et Rodolfo dans le tableau I, où les lignes vocales alternent entre un lyrisme expansif et une conversation chantée. D'un point de vue dramaturgique, l'opéra est structuré autour des moments clefs de l'histoire. Cependant, l'opéra ne pouvant pas s'étaler sur un temps aussi étalé que celui des romans, les actions présentées sont extrêmement condensées. Pour garantir l'unité musicale, Puccini fait l'usage de leitmotiven (comme celui de la bohème au tout début de l'opéra), dont les fonctions oscillent entre la représentation préétablie d'un personnage, d'un objet ou d'un sentiment avec la peinture d'une atmosphère musicale.
Une fusion des genres
Fidèle aux exigences des Scapigliati, Puccini fait une fusion de plusieurs genres et influences dans La Bohème. Par exemple, dans le tableau II, Puccini démontre sa grande maîtrise des scènes de foule caractéristiques du grand opéra traditionnel italien, où s'enchaînent des répliques et s'entremêlent les voix et les discours, soutenus par un contrepoint orchestral savamment écrit, permettant subtilement à chacun des protagonistes de garder sa personnalité et de garantir la totale lisibilité de son discours. À cette magnifique scène, Puccini superpose une scène d''opérette où l'esprit bouffon domine tout au long des échanges entre les amis attablés au café Momus. Ainsi à travers la juxtaposition de deux genres si différents, Puccini arrive avec une incroyable économie de moyens à dépeindre l'ambiance festive de la rue et du café, avec celle d'une scène « intimiste ».
Toujours dans ce deuxième tableau, Puccini fait un hommage à la tradition du vieil opéra comique français à travers la célèbre valse lente de Musetta, qui constitue une parenthèse dans le déroulement de l'action et se caractérise par un dessin mélodique galant, une transparence harmonique, une légèreté rythmique et une orchestration raffinée. Lors du trio puis du quatuor du troisième tableau, Puccini fait un clin d'œil au romantisme italien de Verdi à travers la mise en scène des protagonistes figés dans une émotion où l'écriture vocale est pensée harmoniquement.
À tout cela Puccini ajoute sa propre esthétique avec ses phrases mélodiques intimistes et mélancoliques construites sur de courtes figurations mélodiques (comme dans le duo entre Marcel et Mimi au troisième tableau) ou encore dans une entrée immédiate dans le drame avec l'absence d'une ouverture au début de l'opéra.
Le rôle de l'orchestre
Dans La Bohème, Puccini confit à l'orchestre deux fonctions principales : celle de l'évocation ou de la peinture et celle de la narration. Dans cette œuvre, l'orchestre acquiert une indépendance de plus en plus grande par rapport aux lignes vocales. Les coloris orchestraux, les timbres et les jeux permettent d'évoquer une ambiance, une atmosphère et parfois même un lieu précis. L'épisode de Benoît (tableau I) en est un exemple : les staccatos des cordes évoquent le ridicule de ce personnage (le même procédé est d'ailleurs utilisé plus tard pour caractériser l'amoureux Alcindoro, éconduit par Musetta, au tableau II). Cette caricature musicale s'accompagne de figuralismes qui évoquent des sentiments comme celui du mépris pour les femmes maigres de Benoît par des frottements de secondes mineures qui détonent (c'est-à-dire « sonne faux ») par rapport au reste de la musique. Mais l'orchestre ne fait pas que dépeindre un climat bouffon, il sert aussi à styliser esthétiquement la vie de bohème comme lors de la fresque sonore du Paris imaginé par Puccini lors du deuxième tableau où tous les timbres (y compris ceux du chœur) concourent à représenter une ambiance sonore. Ou encore au début du troisième tableau où les quintes à vide des flûtes et de la harpe sur une pédale (note tenue) aux violoncelles évoquent la solitude des matins d'hivers.
L'orchestre de Puccini a aussi un rôle narratif puisque comme chez Wagner il dit le drame à travers l'usage de leitmotiven. Le compositeur utilise ce procédé pour deux raisons : d'abord pour évoquer un personnage ou une situation par une mélodie ou un rythme choisi pour sa vérité psychologique, et ensuite pour révéler le poids symbolique d'un événement tragique. Débarrassé des restrictions de la narration conventionnelle, Puccini pousse ce procédé plus loin en utilisant le pouvoir évocateur de thèmes déjà entendus pour construire toute la dramaturgie du quatrième tableau.
Vers une nouvelle déclamation vocale
Toutes les œuvres de Puccini témoignent de sa volonté de s'éloigner du lyrisme italien traditionnel et de proposer une nouvelle déclamation vocale. Dans La Bohème, il parfait sa nouvelle manière de déclamer, qu'il a appelé « conversation en musique », qui est à mi-chemin entre l'ancien récitatif et le parlato qu'il avait développé dans La fille du Far-West. La scène de rencontre entre Mimi et Rodolfo, au début de l'opéra, est un bel exemple de ces « conversations en musique » où des lambeaux de phrases mélodiques se succèdent et où rien ne doit venir compromettre la narration du drame. L'importance du sens des mots est renforcée par de multiples figuralismes orchestraux comme les chromatismes et les accords de tension. Au-delà de l'évocation de l'atmosphère tragique du dénouement du drame, le traitement vocal permet à Puccini de dépeindre de manière la plus plausible possible la psychologie de ses personnages principaux. Par exemple, dans le grand air autobiographique de Rodolfo au premier tableau, la ligne mélodique utilise de nombreux mélismes d'émotion (formule mélodique qui consiste à tourner en huit autour d'une même note) et une grande exubérance lyrique, qui symbolisent l'ardeur passionnée de ce personnage pour Mimi, ainsi que son caractère fougueux. Par contraste, l'air de présentation de Mimi dépeint un personnage naïf, en un sens enfantin, mais avide d'un amour éternel, par un usage du parlato sans aucune envolée lyrique.