En Bref
Création de l'opéra
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'opéra de Verdi domine le répertoire italien, jusqu'à la montée en popularité de Puccini, vers 1880, qui suscite, à son tour, une nouvelle fascination. Au vu de ce contexte, Zazà (1900) de Ruggero Leoncavallo se trouve donc dans l'interrègne entre Verdi et Puccini. S'il est presque oublié, c'est sans doute dû à la domination de cet autre maître de l'opéra verismo (vérisme ou réalisme naturaliste italien) qui remplit les salles avec Manon Lescaut (1893), La Bohème (1893), Tosca (1900) et Madama Butterfly (1904), jetant l'ombre sur les ouvrages de ses contemporains dans la giovane scuola ("Jeune École").
Ruggero Leoncavallo (1857-1919), appartient à la giovane scuola avec entre autres Puccini lui-même, Pietro Mascagni (1863-1945) et Umberto Giordano (1867-1948). Les compositeurs de la giovane scuola sont témoins de la popularisation des maisons d'opéra et de leur ouverture vers le domaine de la musique populaire. C'est le cas de Zazà, dans lequel Leoncavallo intégra ses expériences musicales acquises pendant ses années de travail dans les music-halls pour établir l'univers de son propre drame. Le parcours jusqu'à Zazà fut marqué par de nombreuses tentatives stylistiques pour attirer le public contemporain, au sommet desquelles figure Pagliacci en réponse à Cavalleria Rusticana de Mascagni. La première a lieu le 10 novembre 1900 au Teatro Lirico de Millan, sous la direction d'Arturo Toscanini est une grande réussite. Au contraire, la première américaine au Met en 1920, avec la vedette Geraldine Farrar dans le rôle titre, suscita la colère du public et entraîna la cessation de la production en 1922.
Malgré le succès en Italie, l'opéra fut commenté d'une manière défavorable et virulente par des critiques. Dans la Gazetta musicale de Ricordi, Zazà fut jugé "oubliable", ne méritant même pas une deuxième écoute. Cependant, cela n'empêcha aucunement la renommée de l'œuvre à l'époque, qui dépassa même alors Pagliacci.
Il existe trois versions de l'opéra : la première version (prima versione) publiée en 1900, la version ultime (ultima versione) en 1919 et la nouvelle version (nuova versione) publiée en 1947. La version de 1919, achevée quelques mois avant la mort du compositeur, est celle la plus couramment donnée.
Clés d'écoute de l'opéra
Musique comme mise en abyme et réalisme du chant
La musique de Zaza témoigne d'une modernité surprenante même pour l'époque moderne. Le reproche du théoricien Édouard Hanslick (auteur de Vom Musikalisch-Schönen-Du beau dans la musique, 1854) qui jugea l'opéra comme ayant "trop de voix et trop d'émotions" ne fait que confirmer la nature subversive du style de composition la giovane scuola.
L'opéra de style verismo (réalisme naturaliste italien) distingue clairement entre la présence scénique de la musique comme étant entendue ou non-entendue par les personnages sur scène, mais au contraire le style de la giovane scuola gomme la distinction d'avec le réel et le représente dans la présence scénique de la musique, afin de donner libre-cours à l'éclat de l'expression vocale. Ainsi, dans Tosca, lorsque Scarpia chante son plan malfaisant dans un duo avec Tosca soucieuse de l'infidélité de Mario, elle ne l'entend pas, alors que le public l'entend. En revanche, la musique de Zazà brouille cette distinction et crée, par conséquent, l'effet de performance encadrée (une scène dans une scène) par l'accompagnement musical. La musique peut ainsi servir de mise en abyme (récit dans un récit, musique dans la musique, théâtre dans le théâtre, ou encore tableau dans un tableau : auxquels nous avons consacré une série Air du Jour) puisqu'elle produit constamment des spectacles encadrés qui concernent à la fois ceux qui sont directement impliqués dans le spectacle (les personnages) et ceux qui sont indirectement impliqués dans le spectacle (le public). Le prélude intègre le style cabaret, propre aux music-halls afin de représenter l'arrière-scène de l'Alcazar. Dans le premier acte, le duo amoureux chanté par Zazà et Cascart donné pour amuser les patrons du music-hall est également pour nous une performance. De même, dans le troisième acte, la scène où Totò joue l'Ave Maria de Cherubini au piano et Zazà chante en accompagnement est une performance pour les personnages impliqués et pour les spectateurs. Dans le deuxième acte de Tosca, l'emploi de la musique comme mise en abyme se manifeste dans la scène d'interrogation de Mario par Scarpia pendant laquelle ils (comme nous) entendent Tosca en pleine répétition d'une cantate.
Pendant les échanges entre personnages, le réalisme du chant vise à calquer le parler naturel. Cela renvoie bien entendu au recitativo dans la tradition ancienne de l'opéra italien et rappelle les traces du Sprechgesang (littéralement parler-chanter) chez Schoenberg ou dans l'opéra wagnérien. En effet, les personnages dans Zazà communiquent leur intimité par le chant dont des intonations se rapprochent de la parole (style parlando), même dans les parties qui sont considérées comme des arias. Ces dernières ne sont donc pas des arias au sens propre du terme, mais plutôt des ariosi (pluriel d'«arioso»: dénomination stylistique pour un chant dont la forme n'est pas aussi fermée que l'aria et contient, comme le recitativo, des déclamations empruntées du parler naturel.)