En Bref
Création de l'opéra
La création
Prince Igor (Knyaz Igor) est un opéra russe en un prologue et quatre actes d'Alexandre Borodine (1833-1887) composé entre 1869 et 1887. Laissée inachevée à la mort soudaine du compositeur, cette immense œuvre d'une durée approximative de trois heures et trente minutes a été terminée par Alexandre Glazounov (1865-1936) et Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908). La création de cet opéra dans sa version définitive et complétée a eu lieu le 4 novembre 1890 au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg. Malgré les reproches liés au statisme de son action, l'œuvre reçut un accueil plutôt encourageant. En 1898, cet opéra est monté à Moscou par La Société de l'Opéra russe à Moscou puis au Théâtre du Bolshoï. Mais il faudra attendre la production de Diaghilev à Paris en 1909 pour que cette œuvre connaisse un triomphe retentissant et que les critiques saluent le génie de Borodine.
Malgré ce succès bien mérité, cet opéra n'a jamais vraiment réussi à s'exporter hors des scènes lyriques russes, probablement à cause de l'inaccessibilité de la langue russe, mais aussi du manque d'unité de son action dramatique entre autre dû à l'écriture morcelée du livret (Borodine écrivait le livret en même temps que la musique).
Une composition singulière
Contrairement à la majorité des compositeurs russes de cette époque, Borodine était un musicien amateur qui s'adonnait à la composition durant ses temps libres. Ce statut, qui n'enlève rien à la qualité de sa production, explique notamment l'étalement sur dix-huit années de la composition de Prince Igor.
Après l'échec de son incursion dans le monde de la scène lyrique avec son opéra-parodie Les preux (1868), Borodine cherche une histoire pour la composition d'un opéra. Il envisage brièvement d'adapter La femme du Tsar de Lev Mei (qui deviendra en 1898 le neuvième opéra de Rimski-Korsakov), mais choisi finalement de mettre en musique l'adaptation proposée par Vladimir Stassov, proche du Groupe des Cinq dont fait partie Borodine, du poème épique de l'époque médiévale russe : Le dit de la campagne d'Igor. Borodine reçoit le scénario en trois actes le 30 avril 1869, mais il trouve l'action trop statique. Il décide alors d'approfondir ses propres connaissances historiques de cette période de la fin du XIIe siècle pour écrire un livret dramatiquement plus efficace.
Fort de ses recherches, Borodine entame la composition de l'opéra en septembre 1869 avec les premières versions de l'arioso de Iaroslavna et la cavatine de Kontchakovna. Mais les faiblesses non résolues du scénario de Stassov le font douter de la pertinence dramaturgique de transformer une épopée en un opéra. Il stoppe alors son travail et réutilise dans d'autres œuvres les matériaux musicaux déjà écrits (par exemple dans sa symphonie n°2 dite « épique »). En 1874, inspiré par le succès de l'opéra de Modeste Moussorgski (1839-1881) Boris Godounov en 1872 et de celui de Rimski-Korsakov La Pskovitaine ou la Jeune fille de Pskov en 1873, Borodine reprend son travail sur le Prince Igor. C'est à cette époque-là qu'il rajoute les deux rôles « bouffes » des déserteurs et qu'il décide de terminer l'opéra sur un choral épilogue.
Mais en 1876, voyant la composition prendre à nouveau du retard Stassov s'impatiente et propose à Rimski-Korsakov, lui aussi membre du Groupe des Cinq, de composer la musique de son scénario. Ce dernier refuse et propose d'assister Borodine dans son travail en orchestrant sa musique. Cette collaboration dure jusqu'à la mort soudaine du compositeur en 1887, date à partir de laquelle Rimski-Korsakov entreprend de terminer cette œuvre laissée inachevée avec l'aide de Glazounov, l'un de ses disciples.
Mais le chantier est immense, car il manque des pans entiers de l'opéra notamment dans l'acte III dont beaucoup de parties étaient restées au stade d'esquisses de thèmes. Devant l'ampleur de la tâche, les deux compositeurs se partagent le travail : Glazounov est chargé de reconstituer de mémoire l'ouverture et de combler les trous de l'acte III tandis que Rimski-Korsakov s'emploie à orchestrer les versions pour piano, à uniformiser le style de l'opéra et à garantir la cohérence de l'histoire.
Le Groupe des Cinq et La campagne d'Igor
Le Groupe des Cinq ou « cercle de Balakirev » est un nom donné par le critique (et futur librettiste du Prince Igor) Vladimir Stassov pour désigner la musique d'un petit groupe de compositeurs russes autodidactes qui s'était formé autour de Mili Balakirev (1837-1910) dans les années 1860 en Russie. Les membres de ce groupe sont tous des grands noms de la musique romantique russe : Nikolaï Rimski-Korsakov, Alexander Borodine, Modeste Moussorgski et César Cui. Ces compositeurs prônaient la réalisation de l'idéal de Glinka (1804-1857) consistant à créer une école de composition authentiquement russe en mettant en valeur, à travers leurs œuvres, les musiques nationales basées sur les traditions du chant populaire russe et détachées des standards musicaux occidentaux. De par leur formation et leurs revendications artistiques, ils s'opposent totalement aux idéaux musicaux défendus par les compositeurs de l'élite de Moscou formée au conservatoire, comme Piotr Ilitch Tchaïkovski. Les compositeurs du Groupe des Cinq échangeaient régulièrement des sujets et se réunissaient souvent pour discuter de leurs travaux.
Le dit de la campagne d'Igor ou Dit de l'Ost d'Igor (Slovo o Polkou Igoriévié) est la plus ancienne œuvre littéraire des Slaves orientaux. Ce poème épique, découvert aux alentours de 1800 et réduit en poussière lors d'un incendie en 1812, fait l'objet d'une controverse sur son authenticité, avec d'un côté ceux qui remettent en cause sa datation au XIIe siècle en avançant l'argument d'un hasard trop beau pour être vrai et les autres qui pensent que le génie littéraire de l'auteur resté anonyme ne peut pas être celui d'un faussaire. Quoi qu'il en soit, ce poème épique constitue l'une des plus belles pages littéraires de la Russie médiévale. Basé sur des faits réels, il raconte la campagne militaire menée en 1185 par le prince de Novgorod-Sverski, Igor Sviatoslavitch, contre les Coumans de Kontchak (peuple nomade du nord de la Russie).
Ce poème est une byline (sorte de chanson de geste russe, poétique et traitant de l'amour courtois) qui suit la forme traditionnelle de la poésie narrative héroïque de la Russie ancienne transmise de manière orale. Les bylines mettent généralement en scène des fresques épiques du Moyen-Age dans lesquelles sont dépeints de nobles guerriers courageux, respectueux et surtout désintéressés.
Clés d'écoute de l'opéra
La structure dramaturgique dans Prince Igor
Prince Igor (Knyaz Igor) fonctionne sur une alternance de tableaux dans lesquels Borodine nous dépeint tous les aspects musicaux, sociaux et psychologiques des Russes et des Coumans de Kontchak. La structure dramatique peut être ainsi résumée : le prologue présente la Russie guerrière, héroïque et courageuse avec Igor. Les deux premiers actes mettent ensuite en scène d'un côté la Russie primaire et hédoniste avec Galitski et ses comparses et de l'autre la noblesse et la grandeur d'âme avec Iaroslavna. Le troisième acte présente l'orientalisme des Coumans de Kontchak avec Kontchakovna et Khan Konchak. Enfin, l'acte IV présente la victoire des Russes dans une synthèse musicale des deux styles.
Une épopée se caractérise normalement par une progression continue de l'action, mais Borodine a choisi de structurer son œuvre selon les lois de l'opéra traditionnel avec une subdivision en numéro permettant une distinction nette entre les airs et les récitatifs. Cela ne l'empêche pas d'enchaîner les scènes, et donc les actions, au sein d'un même tableau, donnant l'impression d'entendre une forme continue. Borodine conserve également quelques caractéristiques de la chanson de geste comme dans la lamentation de Iaroslavna à l'acte IV, où elle chante sa condition d'épouse solitaire mais fidèle, au petit matin, sur les remparts de la ville, alors qu'elle scrute l'horizon dans l'espoir de voir son bien-aimé lui revenir.
La place du chœur, des ballets et de l'orchestre
Fidèle à la tradition russe, Borodine consacre une part importante de son œuvre au chœur que le compositeur traite souvent comme un véritable acteur du drame. Ce choix dramaturgique se remarque jusque dans l'écriture musicale, comme à l'acte III où Igor, Vladimir et le chœur des prisonniers chantent une mélodie en imitation (en canon) à quatre voix. Les chœurs sont également l'occasion pour Borodine d'introduire des ballets, comme c'est le cas à la fin de l'acte II, où les danses de Kontchak s'entremêlent aux chœurs des Coumans. Enfin, le chœur est parfois utilisé par Borodine comme un instrument de l'orchestre, comme à la fin du prologue ou dans le chœur des jeunes filles de Kontchak au début de l'acte II.
Dans la veine de Boris Godounov de Moussorgski, Borodine a ménagé de grandes pages symphoniques comme celle de l'ouverture qui annonce les grands thèmes de l'opéra (thème du trio du troisième acte, air de la captivité d'Igor à l'acte II, cantilène évoquant l'amour de Iaroslavna de l'acte IV). Notons également le génie orchestrateur de Rimski-Korsakov qui a réussit à imiter le style orchestral de Borodine comme dans le finale du premier acte avec l'utilisation des timbres graves de l'orchestre (violoncelles, contrebasses, bassons, trombones, tubas) qui doublent et harmonisent le développement des voix au-dessus. Sans raconter tout le drame, l'orchestre illustre parfois des mots ou des situations comme dans le prologue où l'éclipse est annoncée par des trémolos à l'orchestre et par le thème du destin de la Symphonie n°5 de Beethoven ou encore dans l'air de Kontchak dans l'acte II où l'orchestre évoque la chevauchée décrite par le personnage à travers des rythmes pointés.
Le traitement vocal : contraste et opposition
Pour Borodine, le lyrisme vocal est plus important que l'orchestre, car c'est à travers lui que peut s'établir le ton de l'opéra. Dans Prince Igor, le compositeur a opté pour une caractérisation musicale des personnages, grâce à un traitement vocal contrastant. Ainsi, dans cette œuvre, un personnage est musicalement identifiable par rapport à son écart stylistique avec les autres. Par exemple à l'acte II, dans la cavatine de Kontchakovna, ce personnage est caractérisé par une sensualité à fleur de peau et un orientalisme véhiculé par des chromatismes et une mélodie très ornée ce qui l'oppose totalement au chant dépouillé et limpide dans un ton majeur de Vladimir dans sa cavatine à l'acte II. Le contraste total entre les personnages féminins de Iaroslavna et Kontchakovna est lui traduit musicalement, la première suivant le débit de la parole et privilégiant les notes répétées et les intervalles disjoints de tierce, de quarte ou de quinte, quand la seconde fait un grand usage des ports de voix et des intervalles augmentés.
L'opposition centrale de l'histoire, celle des deux peuples, est renforcée par Borodine dans sa musique par la mise en interaction à la fois du folklorisme russe et de l'orientalisme « barbare ». La démarche de Borodine n'est pas de citer textuellement des musiques populaires, mais plutôt de recréer des ambiances musicales en s'inspirant des travaux de l'ethnographe Maïnov pour les Coumans de Kontchak et du recueil en deux cahiers de Prokounine pour les mélodies folkloriques russes.
L'orientalisme de Borodine se caractérise par l'écriture de mélismes (formule mélodique qui consiste à tourner en huit autour d'une même note) vocaux, ainsi que par l'utilisation de la seconde augmentée et des notes de passages (notes reliant deux notes distinctes, créant une dissonance passagère) chromatiques, comme dans la cavatine de Kontchakovna à l'acte II. Ou encore les célèbres danses Coumanes de la fin de l'acte II qui évoquent musicalement tous les aspects de l'Orient imaginé par Borodine : la rêverie sensuelle, la danse frénétique, l'excitation des jeunes garçons.
Le folklorisme du compositeur se caractérise globalement par une simplicité de la ligne (très peu de vocalises ou de ports de voix), des mélodies en général conjointes avec des intervalles disjoints aux débuts et aux fins de phrases. La chanson de Skoula à l'acte I est un bel exemple d'imitation de chansons folkloriques russes, avec notamment une alternance des modes majeur et mineur, donnant une impression moyenâgeuse. La mélodie de la lamentation de Iaroslavna à l'acte IV est également directement inspiré du folklore rural, tout comme le chœur des paysans à l'acte IV, qui a d'ailleurs été considéré par les spécialistes du folklore russe du XXe siècle comme l'une des plus fidèles reconstructions d'une polyphonie populaire.