Treemonisha de Scott Joplin tout droit venu d’Afrique du Sud au théâtre de Caen
Treemonisha, écrit en 1911, raconte l’histoire d’une communauté d’anciens esclaves maintenus dans l’ignorance par des sorciers qui les terrorisent. Treemonisha, seule femme instruite du village, entend sauver son peuple par l’instruction afin de le rendre libre. Choisie comme cheffe de la communauté, elle prône avec courage et pacifisme des valeurs humanistes.
Le Directeur musical Mandisi Dyantyis et le metteur en scène Mark Dornford-May se sont emparés du sujet pour le revisiter et l’adapter au contexte du vécu des membres d’Isango Ensemble, celui des townships du Cap, en Afrique du Sud (les sorciers sont devenus des gangsters s’enrichissant en vendant une huile magique semblable à de la drogue). Isango Ensemble, troupe fondée il y a une vingtaine d’années, recrute et forme des artistes complets avec rigueur et discipline, le tout pour former un collectif. Dans Treemonisha, ils racontent leur propre histoire, leur éducation, leur engagement moral et spirituel mais abordent aussi leurs coutumes et leur rapport étroit avec la nature, la terre, les arbres en particulier.
Conçue comme une réminiscence de la partition originale, la réécriture de l’œuvre a été pensée pour leur univers sonore. Dès les premières notes de l’ouverture, la mixture des sons boisés et mélodiques des marimbas chromatiques placés de chaque côté de la scène déracine l’auditoire. La pâte sonore constituée par ces marimbas se pimente d’instruments traditionnels comme l'uhadi, le kudu horn, de tambours accordés, mais aussi de tambours fabriqués à partir de poubelles, de bouteilles en plastique, de pièces de monnaie, de chaînes, de tasses en fer blanc pour l’évocation d’un monde quotidien. Des rythmes engendrés par des claquements de mains et des martèlements du plancher soutiennent aussi la mélodie.
Dans un souci d’authenticité, Mandisi Dyantyis a gardé les airs des solistes (avec cependant des coupures et des inversions) ainsi que le dynamisme de l’écriture rag-time de Scott Joplin. L’ajout de chœurs aux résurgences variés (work song, gospel song, mélodies traditionnelles en langues xhosa, tswana et zoulou) porte haut les couleurs de la culture musicale afro-américaine mais aussi celles de l’Afrique du Sud.
La scénographie est réduite au minimum : un praticable incliné, une trappe d’où sort une silhouette habillée de feuillage et qui restera plantée au milieu de la scène durant tout le spectacle, suggérant « l’esprit sacré de l’arbre ». Bien sûr, cela évoque avant tout l’origine du nom de l’héroïne (elle fut trouvée par Monisha au pied d’un arbre, "tree"). L’ arbre sacré est aussi une métaphore à la symbolique plurielle pour le peuple africain : lieu où se décide le devenir du clan, lien de coexistence entre visible et invisible, entre vivants et morts, entre passé et avenir. Quelques artifices au niveau des lumières intensifient la scène de l’arrestation des gangsters, avec aussi des accessoires comme une pancarte avec le mot école/school, des costumes appropriés (mineurs avec lampes frontales, femmes habillées de robes ethniques, homme-squelette) contribuant à la compréhension immédiate du propos.
Les membres de la troupe sont tous chanteurs, comédiens, danseurs mais aussi musiciens-instrumentistes et alternent dans des va-et-vient qui s’intègrent bien à l’histoire, le tout remarquablement géré et enchaîné pour un déroulement sans temps mort. La performance des chanteurs (en chœur ou en soliste) impressionne par leur dextérité à passer d’un style à un autre et ils marquent aussi par la technique de chant lyrique acquise, même pour les plus jeunes d’entre eux. Chaque rôle qu’il soit bref ou plus conséquent s’adapte immédiatement à la masse sonore du moment ainsi qu’au jeu collectif pour une performance équilibrée.
De sa voix assurée au timbre pétillant, aux aigus faciles, la soprano Nombongo Fatyi chante le rôle-titre avec assez de conviction, de séduction et d’autorité pour convaincre n’importe quel membre de son peuple de venir s’instruire ! Sa vocalité et ses aigus s’épanouissent progressivement pour surmonter les difficultés de la ligne mélodique écrite par Scott Joplin (qui n’était pas un spécialiste de la voix).
Paulina Malefane incarne Monisha, la mère adoptive de Treemonisha. Sa voix de mezzo-soprano au vibrato perceptible sait être modulante et nuancée délicatement pour traduire la tendresse d’une mère lorsqu’elle raconte l’enfance de sa fille dans "The sacred tree". Le texte toujours appliqué se pare de consonnes percussives et d’une émission plus sonore (jusqu’au cri) pour affirmer sa colère vis-à-vis de Luddud » qui a enlevé sa fille. A ses côtés, le baryton-basse Ayanda Tikolo, dans le rôle de Ned (le père de Treemonisha) affirme sa confiance et sa ferveur envers sa fille avec une voix vibrée et retentissante.
Le ténor Masakana Sotayisi incarne Remus, le fiancé de Treemonisha, valeureux héros qui la délivrera de ses ravisseurs. Souffrant d’une laryngite, le chanteur se retrouve en retrait, ne pouvant projeter suffisamment sa voix. Cependant, dans l’air "wrong is never right", celle-ci est timbrée avec un vibrato perceptible assurant avec facilité son registre mixte et sa voix de tête sans perdre son accroche.
Parmi les méchants, Zodzetrick, interprété par Luvo Tamba assure le rôle d’un dealer manipulateur s’identifiant à un élu du ciel. Sonore dans la partie aiguë de la tessiture, sa voix de baryton perd un peu de brillance dans les graves. Son jeu scénique persuasif et son timbre mordant le rendent méprisable lorsqu’il crache au visage, parce qu’elle est une femme, de celle qui a été désignée cheffe. Luddud et Simon, deux acolytes, sont interprétés par des voix de baryton-basse. Le premier, Lonwabo Mose, a une voix charnue aux basses bien affirmées mais c’est à Kenneth Kula que revient la palme du grand méchant, sa voix granitique et menaçante impressionnant par la puissance de son chant.
Isango est avant tout un chœur, un collectif, et convient donc parfaitement à Treemonisha, une œuvre où se joue le sort d’une communauté, porteuse d’un message : pardonner et aller de l’avant vers une société faite d’humanité, de fraternité et d’amour, un questionnement qui transcende les cultures à travers les siècles et les continents.
Ce qui se nomme ubuntu en Afrique du Sud.
Leur enthousiasme à partager ces valeurs à travers la musique et leur énergie communicative irradie le public qui, debout, ovationne très longtemps l’ensemble de la production.
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