Goerne et Trifonov, Récital "Outrenoir" à la Philharmonie de Paris
Matthias Goerne et Daniil Trifonov, tous deux auréolés d’une carrière exceptionnelle (l’un des plus grands interprètes de Lieder de sa génération et l’autre, lauréat de prestigieux concours), se retrouvent pour un récital d’œuvres autour de thèmes chers au romantisme en même temps qu’universels : la vie, l’amour et la mort. Enchainant les pièces des cycles programmés sans aucune interruption, les deux musiciens recréent une immense suite (90 minutes) entraînant le public dans un tunnel musical sombre et habité.
La mort hante la soirée, apparaissant d’emblée dans Les Vier Lieder op.2 d’Alban Berg. La musique emprunte des lignes chromatiques sur des accords planant évoquant le sommeil porteur de rêves et de cauchemars et surtout prémices du repos éternel : (« Schlafen, schlafen, nichts als schlafen! » Dormir, dormir, seulement dormir !).
Si les premiers Lieder du cycle de Schumann Dichterliebe (Les Amours du poète) expriment la joie amoureuse, la musique demeure emplie d’une douce mélancolie, et la progression dans le cycle fait apparaitre la désillusion, les chagrins et la mort comme seule échappatoire à l’amoureux délaissé. C’est au crépuscule de leur vie qu'Hugo Wolf (juste avant de sombrer dans la folie) et Dmitri Chostakovitch (très malade) empruntent au poète sculpteur Michel-Ange ses vers évoquant un souhait d’en finir afin d’échapper aux tourments amoureux et aux angoisses existentielles. Le lancinant « Alles endet, was entstehet » (tout ce qui naît, finit) de Wolf fait entrevoir les tréfonds douloureux de l’âme, que les titres évocateurs, Mort ou Nuit de Chostakovitch accentuent dans une austérité musicale saisissante. Tout comme son homologue russe, Brahms, avec les Vier ernste Gesänge op.121, compose une de ses dernières œuvres (avant de s’éteindre l’année suivante). La mort y est abordée à travers des textes bibliques, tantôt terrible, tantôt libératrice et ce cycle conclut le récital avec le message empli d’espoir : « Nun aber bleibet Glaube, Hoffnung, Liebe, diese drei; aber die Liebe ist die größeste unter ihnen. » (Maintenant, ces trois choses demeurent : la foi, l’espérance et l’amour ; mais la plus grande des trois est l’amour).
Le timbre sombre du baryton Matthias Goerne, idoine pour ces chants de mort, se teinte cependant d’une infinité de nuances, de l’« outrenoir » dans les notes les plus graves aux noirs lumineux lorsqu’il allège sa voix en registre de tête. C’est peu dire qu’il habite les textes et la musique, il semble en être possédé tant sa voix et son corps en expriment les moindres inflexions. Il évoque le rossignol dans Warm die Lüfte de Berg par une grande délicatesse, son regard clair tourné vers les hauteurs, et, c’est courbé sur sa partition qu’il semble porter tout le poids de la désillusion dans « La mort » de Chostakovitch (« la lumière est éteinte, et aussi toute audace ; le mensonge triomphe, et la vérité ne paraît plus »). Les climax d’intensité portés le corps tendu sur la pointe des pieds sont impressionnants de vaillance, tandis que semblant vouloir faire corps avec le piano, il se penche humblement vers l’instrument dans une suavité touchante.
La pâte Goerne réside dans sa façon particulière d’exprimer le legato vocalement et physiquement. Il enracine corporellement les phrases dans le sol, les faisant évoluer et les amenant à leur sommet expressif sur la pointe des pieds. La suavité des phrasés vient également de sa façon particulière de faire vibrer les consonnes nasales (« Imm wunnnnderchönnnnet Mmmmonnnnat Mmmai »), douceur irrésistible.
C’est au gré de ses collaborations avec différents pianistes que l’art du baryton s’est enrichi et approfondi, et la rencontre avec Daniil Trifonov semble le propulser vers des sommets d’expressivité rarement atteints dans une complémentarité impressionnante. Dans une grande liberté le pianiste allie virtuosité et éloquence raffinée, perpétuant le chant dans les postludes développés de Schumann et donnant tout son relief à l’écriture pianistique de Brahms. À l’instar du chanteur chaque note est travaillée afin de trouver la coloration voulue si bien que les parties d’accompagnements dépouillées des Lieder de Chostakovitch revêtent une signification aussi importante que la voix.
Les applaudissements contenus tout le temps du récital se libèrent sans retenue et les artistes offrent en bis « Bist du bei mir » de Bach dans un apaisement d’une douceur à faire pleurer « Si tu es avec moi, j’irai avec joie vers la mort… »