Concert prometteur de l'Académie au Palais Garnier
L’Académie de l’Opéra national de Paris, de création récente (2015), a pour ambition d’accompagner l’émergence des professionnels de demain, non seulement dans le domaine du chant, mais également dans ceux de la musique instrumentale, de la mise en scène, ou des divers métiers artistiques sollicités par le genre « opéra » (maquillage, création de costumes, de décors et autres artisanats). Il est ainsi offert aux jeunes chanteurs de participer à des Master Class, à des récitals ou des spectacles donnés à l’Amphithéâtre Bastille, mais aussi de se produire sur la scène du Palais Garnier pour les « Concerts de l’Académie », permettant aux interprètes de se confronter à l’expérience du récital avec orchestre dans une grande salle, face à un public venu très nombreux en l’occurrence vendredi soir !
Le programme, intitulé « Scènes d’opéras », a été conçu moins pour permettre aux interprètes de faire valoir leurs qualités individuelles que pour offrir un exemple du travail d’équipe et de la coopération entre artistes que l’opéra, plus que tout autre genre, exige particulièrement. Initialement, donc, aucun air n’était prévu (excepté celui dit « des larmes » dans Werther, inclus cependant dans toute la scène 2 de l’acte III de l’opéra, qui donne donc également à entendre, en amont et en aval, les interventions du personnage Sophie). Mais la défection d’une artiste, souffrante (ce qui lui a hélas fait également abandonner les Victoires de la musique classique 2018), nous a privés d’un duo de L’Élixir d’amour, remplacé par deux airs (le second air de la Comtesse des Noces de Figaro et le premier air d’Almaviva dans Le Barbier de Séville), dont la présence rompt légèrement la logique première du programme.
Sous la direction experte et attentive de Jean-François Verdier, l’Orchestre de l’Opéra, aussi sérieux et impliqué que pour les grandes occasions (mais un concert de l’Académie n’est-il pas aussi en quelque sorte une « grande occasion » ?) entame la soirée par l’ouverture de Cosi fan tutte, avant d’enchaîner avec la première scène de cet opéra. Ce sont donc trois chanteurs qui font tout d’abord entendre leurs personnalités artistiques différentes : le ténor polonais Maciej Kwaśnikowski (Ferrando) paraît le plus tendu des trois. Il propose pourtant une voix au timbre chaud et agréable, à la projection puissante (davantage en tout cas que celle de ses deux partenaires, ce qui déséquilibre un peu le trio) mais quelque peu avare de nuances (un diminuendo sur « La fenice è Dorabella » aurait, par exemple, été le bienvenu). Son compatriote Mateusz Hoedt présente un profil presque opposé : la voix semble encore un peu limitée dans sa projection, mais cette jeune basse, qui n’a ni l’âge ni le physique du cynique Don Alfonso, se montre pourtant très à l’aise dans ce rôle de composition et semble déjà s’amuser sur scène. Danylo Matviienko reste un peu en retrait dans cet épisode, mais il aura plus tard l’occasion d’affirmer sa présence et de faire entendre ses qualités vocales.
Angélique Boudeville et Juan de Dios Mateos affrontent ensuite crânement pour la
première le « Dove sono » de la Comtesse, pour le
second « Ecco ridente in cielo » d’Almaviva.
Angélique Boudeville dispose d’un matériau vocal appréciable,
qui lui permet de belles et longues phrases sur le souffle (même si
la reprise legato et piano de « Dove sono »,
en dépit d’un tempo assez rapide et donc a priori plus
confortable pour la chanteuse, la met un peu en difficulté), de
beaux aigus puissants qu’elle est aussi capable de nuancer (jolie
reprise piano sur « di cangiar l’ingrato cor »),
et une ligne de chant soignée. Dommage que les voyelles soient
presque toujours trop fermées – un défaut surtout sensible en
italien, moins gênant en allemand comme nous l’entendrons dans son
interprétation de la Maréchale. Juan de Dios Mateos entre en scène
avec un sourire radieux et la volonté très nette de conquérir
autant le cœur de Rosine que celui du public. Le timbre est parfois
excessivement nasal, mais ce jeune ténor espagnol affiche un souci louable de nuancer. Les vocalises périlleuses qui concluent
l’air du Comte ne sont pas encore toutes à sa portée, mais il
s’en sort malgré tout avec les honneurs. Dommage en revanche qu’il
ait conclu son air par un aigu non écrit chanté fortissimo,
inadapté à ce qui n’est qu’une douce aubade – et incohérent
avec la conclusion orchestrale délicate de l’air.
Jean-François Marras et Marianne Croux (© Christophe Pelé)
La première partie du concert s’achève superbement avec le duo du troisième acte de Cendrillon de Massenet. Passons sur l’incongruité consistant à attribuer le rôle du Prince à un ténor, solution aujourd’hui quasi toujours abandonnée (tant le mariage de deux voix féminines, et même trois avec l’intervention finale de la fée, voulue par Massenet, s’impose musicalement) pour apprécier l’interprétation musicale du ténor Jean-François Marras et de la soprano Marianne Croux. Les deux artistes disposent de voix suffisamment puissantes pour émerger distinctement du tapis sonore riche et soyeux déroulé par l’orchestre de Massenet. Jean-François Marras notamment reste toujours compréhensible. Son interprétation du Prince est virile, vaillante – en dépit peut-être d’une certaine fatigue à la fin du duo, avec un aigu qui parait paradoxalement plus facile que le médium ou le haut-medium, parfois entaché d’un léger enrouement. Marianne Croux, en Cendrillon, fait entendre une voix puissante et d’une qualité égale sur toute la tessiture (même si l’on aimerait parfois ici ou là un peu plus de moelleux, de rondeur). Sa ligne de chant est extrêmement soignée et son engagement entier. L’intervention finale de Sarah Shine, soprano irlandaise de 24 ans, gracieuse, tout sourire, égrenant les vocalises perlées de la fée (qu’elle conclut sur un aigu pianissimo) avec charme et naturel, donne envie que l’entracte soit de courte durée afin de laisser réentendre l’artiste dans les deux Sophie : celle de Werther et celle du Chevalier à la rose.
De fait, Sarah Shine est parfaite dans Werther : elle possède de Sophie la jeunesse, la grâce, et délivre d’une voix fraîche et ronde, sans aucune acidité, une interprétation heureusement débarrassée de toute minauderie. Farrah El Dibany possède un matériau vocal intéressant (un beau medium, des graves profonds et bien timbrés) qu’elle ne maîtrise encore qu’imparfaitement : le vibrato n’est pas toujours contrôlé et les aigus, certes atteints, pas toujours suffisamment tenus.
Le frisson passe dans la salle avec les deux derniers extraits proposés. Tout d’abord, le difficile duo Cassandre/Chorèbe du premier acte des Troyens. Danylo Matviienko offre une très belle interprétation de Chorèbe : sa prononciation du français est plus que satisfaisante, et sa maîtrise du souffle lui permet de donner une belle ampleur à la section médiane du duo (« Mais le ciel et la terre… »), contrastant, par sa sérénité, avec les prophéties angoissées de Cassandre. C’est la soprano bulgare Sofija Petrovic qui interprète la prophétesse, avec un sens du tragique déjà étonnant : port altier, expressivité du visage, impact du geste, le tout servi par une voix naturellement vectrice d’émotion. Reste à améliorer la prononciation du français, loin d’être indigne mais perfectible.
Enfin, la superbe scène finale du Chevalier à la rose vient clore en beauté cette soirée. Angélique Boudeville, plus à l’aise semble-t-il en Maréchale qu’en Comtesse, délivre une interprétation soignée couronnée de beaux aigus filés, avant de quitter la scène et de laisser seuls Octavian (Jeanne Ireland, superbe, au timbre de mezzo chaud et charnu) et Sophie (à laquelle Sarah Shine prête son charme lumineux et ses aigus éthérés) conclure la soirée en un duo complice et littéralement ravissant.
Une belle soirée, dont l’intérêt est triple : permettre à de jeunes artistes d’exercer leur art dans des conditions « réelles » et de manière gratifiante, faire découvrir celles et ceux qui demain chanteront et nous enchanteront sans doute sur les scènes d’opéras, enfin rappeler au public et aux journalistes musicaux combien l’art du chant est exigeant et difficile. Bravo à ces jeunes artistes, et bonne route !