Académie de Paris : de belles voix à La Ronde
La Ronde présente une succession de 10 couples. Chacun se disloque et chaque fois, l'un des deux s'unit à un nouveau personnage, qui lui-même partira pour un autre et ainsi de suite, dans un "marabout de ficelle" charnel des bas-fonds de la société viennoise jusqu'à son aristocratie décadente : La prostituée et Le soldat, Le soldat et La femme de chambre, La femme de chambre et Le jeune monsieur, jusqu'au Comte. Et à La prostituée qui revient donc boucler la boucle, ramener au point de départ en refermant la Ronde. Ce drame de l'inévitable tromperie écrit en 1897, fit évidemment scandale et fut censuré en librairie puis sur scène. Les amours y sont trompeuses et tromperies, tragiques et sordides, monnayées ou forcées. Elles se cachent et surgissent d'un mur de tiroirs coulissant figurant l'enceinte de Bastille et sur lesquels sont projetées des vidéos des chanteurs sur le parvis de l'Opéra, des sms qui se substituent aux surtitres ou des trajets Uber. Cette mise en scène signée Christiane Lutz contraste par son épure avec la puissance du drame amoureux décuplé.
La présence du compositeur, du directeur de l'Opéra et de la directrice de l'Académie (qui nous a présenté ses beaux projets en interview) montre l'importance de l'événement et explique sans doute que les jeunes interprètes manquent d'assurance, donc d'intensité scénique, d'autant plus pour le premier couple auquel échoit la lourde tâche d'ouvrir la ronde avec des scènes d'une intensité bestiale. Leur étreinte est alors peu crédible et c'est d'une main indolente que la prostituée brise la bouteille qui doit menacer le soldat. Celle-ci, interprétée par Sarah Shine déploie toutefois une voix et des postures sensuelles en volutes sinueuses, sonores mais vibrant amplement dans un sourire qui attire Le soldat (Juan de Dios Mateos) impliqué, articulant beaucoup une voix déliée de ténor très couverte et accrochée, pincée même.
Par un contraste volontaire, l'étreinte du soldat avec La femme de chambre (Jeanne Ireland) s'opère en douceur, souple comme son parlé-chanté à peine engorgé et un chant sonore sur tout le registre de mezzo. D'un ténor à l'autre, La femme de chambre se laisse séduire (et acheter) par Le jeune monsieur (Maciej Kwaśnikowski), voix assurée au timbre clair mais à la projection sonore, assurément placée, disposée sur un souffle prodigue et continu. Le couple ancillaire s'adonne aux plaisirs oraux (et pas seulement du chant).
Les ébats du jeune monsieur avec La jeune femme (Marianne Croux) prennent une nouvelle forme encore, virant au sketch (l'Académie semble aussi former aux coups de bassins d'opérette et au comique bouffon, Monsieur se trouvant affublé du soutien-gorge de Madame après une virée dans l’ascenseur). La projection assez large et l'aisance dans les aigus de la soprano la portent dans ses extases puis dans la tristesse de retrouver son mari (Mateusz Hoedt). Celui-ci offre une belle voix de baryton-basse, avec de belles couleurs sur tout l'ambitus, notamment des accents slaves dans les graves mais également des aigus bien accentués et appuyés. L'accélération de la prosodie ne met pas en défaut son articulation.
La grisette (Farrah El Dibany) résonne terriblement avec l'actualité : cette femme harcelée, droguée, abusée par Le mari offre ensuite ses charmes dans l'espoir d'une carrière à un photographe poète (Jean-François Marras). Celui-ci balaye le registre de ténor sans aucun autre défaut qu'un léger tremblement. Celle-là est décrite par le programme comme mezzo-soprano, mais c'est dans les graves de contralto qu'elle déploie au mieux une étonnante voix sourde, presque masculine.
Sofija Petrovic remporte haut la voix la prime au volume sonore. Même de dos, son chant est tonitruant, toujours placé sur un effet dramatique au vibrato serré, et pour cause : elle tient le rôle de La cantatrice. Seule au téléphone, elle réalise une performante vocalisante impressionnante, à la fois cantatrice, Lulu et La Voix humaine. Le Comte (Danylo Matviienko) affiche une noble mine, qu'il tente de conserver lors de ses passages en voix de tête pour les plaisirs pédestres que lui offre la cantatrice (étant en voiture, elle n'a pas besoin de ses pieds pour autre chose).
La musique est au diapason des événements théâtraux, comme du concept de la pièce. Les références musicales s'enchaînent en se donnant la main, comme les personnages : les ambiances de cabaret viennois dansent avec Kurt Weill, cèdent la place au pointillisme sonore, à son tour interrompu de coups tonnants déchirant de longues stases, glissandi, cantilènes épurées avant des improvisations concertantes, sans oublier les bruitages de mouche, de sonnette ou de haut-parleur téléphonique. De ses gestes extrêmement amples, Jean Deroyer dirige les instrumentistes par d'imposantes indications. Ceux-ci accomplissent leur mission sans errance aucune, déployant même des lignes solistes admirables. Toutefois, le dispositif scénique les reléguant tous en angle droit dans les travées côté cour, il leur est impossible de déployer un son englobant.
Dans une fin en éternel recommencement, le Comte retrouve la prostituée, pêché originel d'un monde cruel, allongée, dans un plateau hanté par les autres personnages revenant sur une musique d'une bouleversante nostalgie, contemporaine mais immédiatement émouvante et donnant une confiance renouvelée dans la musique d'aujourd'hui et les interprètes de demain.