Wozzeck à Monte-Carlo par Michel Fau : le Chœur
“Wozzeck n'est pas une œuvre chorale, dans le sens où cette œuvre ne peut pas être comparée aux opéras du répertoire (Turandot, Nabucco, du Wagner...). Les chœurs dans Wozzeck ont de toutes petites interventions, plutôt vers la fin du spectacle. Wozzeck est un opéra très structuré et précis. Les chœurs y interviennent pour la première fois à l'acte II scènes 4 et 5, puis dans un très court passage à l’acte III scène 3, et c'est fini. L'ensemble est donc court et rapide. Il y a en outre une toute petite scène à la fin de l'opéra, pour un petit chœur d'enfants (encore plus petit passage que le reste). Les interventions des chœurs demeurent toutefois très intéressantes pour plusieurs raisons. La toute première intervention se déroule sur la place lorsque Wozzeck voit Marie (sa compagne) danser avec le Tambour-Major : c'est donc un moment de jalousie, où le chœur a seulement à voir avec l'ambiance de la scène (sans intervenir directement). Ce sont des soldats qui chantent une petite chanson de chasse, mais c'est plus une citation qu'une chanson, servant à souligner l'ambiance de la scène : scène de joie, de détente, de tranquillité mais avec tous les tourments de Wozzeck, déchaînés par la jalousie et la folie. L’écriture musicale de Berg a un impact expressif très intense, dans ce court temps musical, grâce au système de cluster (grappe de notes). Un cluster de demi-tons montant vers l’aigu avec les chœurs d’hommes soldats et la deuxième fois, dans la reprise, de l’aigu au grave : un cluster qui s’auto-génère (la première note démarre puis tout le reste suit dans la tessiture et l'épaisseur sonore). Ça n’a l’air de rien mais cela multiplie l’état d’âme et l’agitation de Wozzeck, tout en chantant un texte qui n’a rien à voir :
Dans la scène suivante, l’impact du chœur n’est encore une fois pas direct. Les soldats dorment et expriment leur lamentation endormie (c’est un passage à bouche semi-fermée). Berg utilise l’intervalle de tierce mineure (qu’il emploie souvent pour Marie, sa tristesse et sa déprime). La scène est en fait un moment où Wozzeck est très attristé et agité par la jalousie, et tout de suite après le Tambour-Major arrive et le frappe. Les chœurs montrent donc qu’ils participent sans participer, qu’ils sont présents sans l’être vraiment (et n'agissent donc pas quand Wozzeck est malmené), avec ces sonorités qui enrichissent la situation et fonctionnent toujours par contrastes (vis-à-vis de l'agitation de Wozzeck : c’est exactement la même dynamique qu’entre Wozzeck et son ami Andres qui tente de le calmer).
La troisième intervention montre une fois encore le génie d’Alban Berg. En moins de dix mesures, dans une intervention très courte, l’impact est là, direct sur l’action théâtrale. Margret, la voisine de Marie se rend compte que Wozzeck est taché de sang et elle comprend immédiatement ce qu’il a fait. La tension augmente, les chœurs participent donc à l’action (en criant, en l'insultant) : tout cela est réalisé par Berg en poussant notamment les voix aiguës dans des tessitures vraiment extrêmes. La tension augmente jusqu’à un paradoxe même, en l’espace d’une poignée de mesures.
Enfin, la conclusion de l’opéra se fait avec le chœur d’enfants. Marie est morte tuée par Wozzeck qui s’est noyé dans le lac. Margret informe le fils de Marie que sa mère est morte, et il continue à jouer. L’opéra s’achève ainsi, dans l’indifférence la plus totale. L’enfant de Marie et Wozzeck joue avec les enfants. C’est une scène absolument tranquille, neutre, un moment même de plaisir de la vie quotidienne, sans relief particulier et on lui communique cette tragédie. Là encore, les chœurs (d’enfants) ont une participation minimale et pourtant essentielle.
Les enjeux vocaux de la partition sont donc particuliers. Il y a le travail de la prosodie mais le Chœur de Monte-Carlo a chanté dans toutes les langues imaginables. Traditionnellement, lorsque nous préparons un opéra avec le chœur, il y a tout le travail préalable de déchiffrage, de prononciation, la musique et le phrasé, la mémorisation : ce qui prend, durant plusieurs mois, la même quantité de temps. Mais pour Wozzeck, texte et mémorisation sont extrêmement rapides alors que l’apprentissage de la musique va nous mobiliser (le chœur des soldats est divisé à six voix : 20 choristes hommes, en 4-3-3-3-3-4 c’est-à-dire 4 ténors aigus, 4 basses et trois pour chaque voix intermédiaire). Le montage de toutes les voix ensemble avec ces lignes complexes et rapides demande beaucoup plus de temps que l’équivalent pour huit mesures chez Verdi, Saint-Saëns ou Bizet. L’écriture atonale de Berg est un enjeu mais nous avons chanté des partitions bien plus compliquées."
Notre prochain et dernier épisode poursuit et conclut la présentation des personnages par leurs interprètes et Rendez-vous est pris les 25, 27 et 29 mars 2022 pour l'entrée de Wozzeck au répertoire de l'Opéra de Monte-Carlo.
Pour naviguer parmi les Airs du Jour de cette série, cliquez sur les liens ci-dessous :
1. Wozzeck
2. L'Enfant
3. Le Tambour-Major
4. Le Capitaine et le Médecin
5. Andres
6. Marie et Margret
7. Les deux ouvriers
8. Le Fou
9. Le Chœur
10. L’Orchestre