Hamlet à Saint-Etienne : Ophélie
Notre premier épisode vous présentait le rôle-titre incarné par Jérôme Boutillier, le deuxième est dédié à la tragique héroïne Ophélie. Son interprète Jeanne Crousaud, qui effectue également sa prise de rôle, nous la présente : “Ophélie est une jeune femme, fille du chambellan Polonius (complice de la mort du père d’Hamlet) et sœur de Laërte. Elle est la promise d’Hamlet, avant que le père de celui-ci ne meurt. Elle est destinée à la royauté puisque son futur époux sera roi. Elle est donc une potentielle rivale pour la reine Gertrude. Ophélie symbolise l’être pur, l’être sensible, complètement lié à la Nature. Elle incarne la féminité romantique, à savoir l'Être idéale, évanescente et morte, sans pour autant qu’elle ne soit pas « de son âge », à savoir gaie, enjouée, aimant la vie.
C’est une créature d’eau, tant dans la symbolique pure que dans l’inertie de son personnage. Elle n’a pas de brusques mouvements d’humeur, ni de changements d’états rapides. Elle absorbe ce qui lui arrive sans presque jamais le renvoyer ou même réagir. Ses agissements sont très souvent indirects. Donc, il est important de ne pas l’affubler d’à-priori, de préméditation ou d’un éventuel recul sur elle-même qu’elle n’a pas. C’est elle qui sert de gouvernail à Hamlet et veut l’éclairer. Mais lui est aveugle, obsédé par un seul et unique fait : la mort de son père et le devoir de vengeance inspiré par son spectre qui le hante.
Le défi de ce rôle est d’arriver à tout enchaîner dans une soirée en ayant le sentiment que l’on peut recommencer le lendemain. C’est en travaillant le rôle en profondeur que l’on découvre comment faire des pleins et déliés et où loger la juste mesure et la nuance. Il est aussi assez important de ne pas rendre le personnage tragique. Elle est jeune, optimiste, enjouée, sans limite, et tout d’un coup le doute apparaît et la fait sombrer car elle ne comprend plus son promis. La folie la gagne presque comme si c’était son destin, elle l’accepte totalement et ne s’en rend pas compte, ni ne s’en plaint. Toutes les vocalises dans cet air de la folie sont autant d’émotions, d’effluves de sensualité qui la traversent.
C’est un rôle de soprano aigu, pas de soprano léger. Cette catégorie particulière du répertoire est justement endémique au répertoire d’opéra et d’opéra-comique français et ouvre de fait à un type de voix qui doit lui être propre. Leïla dans Les Pêcheurs de Perles de Bizet, tout comme son pendant masculin Nadir, est un rôle lyrique aigu, l’orchestration est fournie et même si elle est d’une grande finesse, il faut justement une maîtrise accrue de son instrument pour franchir les écueils du rôle. Rien à voir avec du répertoire dit léger, de l’opérette ou autre, qui réclame tout autant de maîtrise, voire même une grande vaillance et de la pyrotechnie souvent, mais dont le sujet même est plus léger.
Les beautés d’Ophélie en sont souvent aussi les difficultés. L’étendue de la tessiture, évidemment, le registre aigu bien sûr mais également la souplesse qui ne doit jamais se départir de la ligne de chant. Théâtralement, tisser un personnage en mouvement par des apparitions entrecoupées est toujours un défi, et le rôle d’Ophélie ne fait pas exception. L’enjeu réside déjà dans le fait de ne pas vocalement se refroidir entre les apparitions, et ensuite dans la palette de couleurs, de proposer une progression crédible du rôle au travers de l’intrigue. Et, en dernier lieu : ne pas se laisser happer par le personnage en maintenant une distanciation, un recul salutaire. L’interprète se doit de nourrir le personnage avec ses propres émotions, par le biais de la voix, mais gare à celle qui laisse la porte trop grande ouverte, elle peut y perdre jusqu’à sa voix. Dès lors, on jauge bien l’importance cruciale de la maîtrise technique qui permet de maintenir cette barrière suffisamment étanche, mais pas trop non plus".
Ce personnage et cet opéra sont dominés par une scène inoubliable de l’art lyrique, une scène qui occupe même tout un acte et atteint des sommets vocaux et dramatiques : la folie d’Ophélie. Et, selon Jeanne Crousaud : “Le plus dur n’est pas l’air tant connu de la folie, que la scène de la mort qui la suit. Après être arrivée au bout de cette scène si exigeante vocalement, il faut encore tisser des sons filés et des aigus pianissimo, accompagnée par le chœur, et c’est sans nul doute cette partie qui est la plus éprouvante et la plus dangereuse. Pour reprendre les mots d’Eric Ruf, qui met en scène Roméo et Juliette en ce moment à l’Opéra Comique : « Les chanteurs lyriques ont une extraordinaire résistance au poison shakespearien. Un comédien qui boit une fiole tombe raide mort en scène, mais le chanteur qui boit commence par chanter vingt bonnes minutes un air d’une virtuosité rare, puis meurt seulement ensuite ».
Au début de l’œuvre, le personnage d’Ophélie est surtout défini dans les interactions avec ses pairs, notamment bien sûr Hamlet à qui elle est promise. C’est seulement vers la fin de l'ouvrage qu'elle se “densifie” par sa décision, consciente ou non, de prendre son destin en main en s’abandonnant à la mort suite à un échec amoureux qu’elle subit. C’est peut-être cette force-là qui “prend aux tripes” le public dans ce qu’il a de plus essentiellement et symboliquement humain, car il renvoie à notre propre sens du sacrifice. Ma lecture du rôle se construit à partir de ce point culminant final, à partir duquel on peut sculpter les degrés qui vont y mener, en les définissant à rebrousse-chemin.
Dans cette prise de rôle, la situation sera un peu particulière puisque c’est mon compagnon qui chantera Hamlet, et y fera également ses débuts. Nous souhaitons absolument donner une valeur artistique à ce détail qui sans cela ne serait vraiment pas très important. Et chez Shakespeare, cela peut avoir un sens : dans ce théâtre très cru et très violent, on mesure d’autant la profondeur du drame lorsqu’il surgit dans un contexte heureux qui ne le laissait pas présager".
Au moment de détailler ses références pour le rôle, Jeanne Crousaud exeplique : "Pour l’avoir un peu côtoyée juste avant sa récente disparition, j’écoute la référence du siècle dernier, qui est celle qui l’a le plus chantée à son époque : Renée Doria. Ses enregistrements sont disponibles chez la maison Malibran :
Plus proche de nous, pour l’incroyable maîtrise technique et le moelleux incomparable du timbre, Joan Sutherland :
Et enfin, Sabine Devieilhe, avec qui j’étais sur les bancs du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, dans sa récente version de l’Opéra Comique qui va être reprise au même moment que notre production de Saint-Etienne.
Trois références étalées sur environ un siècle, une pour la pureté de la tradition du chant français, une autre pour la dimension hors-normes d’immensité vocale conférée au rôle, et la dernière enfin pour la modernité et la qualité musicale. J’en ajoute une quatrième : l’Ophélie de Natalie Dessay, qui est également un modèle du genre.”
Rendez-vous pour nos prochains épisodes présentant les personnages d’Hamlet par leurs interprètes et rendez-vous à Saint-Etienne pour assister à cette nouvelle production les 26, 28 et 30 janvier 2022
Pour naviguer parmi les Airs du Jour de cette série, cliquez sur les liens ci-dessous :
1- Hamlet
2- Ophélie
3- Le Roi Claudius
4- La Reine Gertrude
5- Laërte
6- Le Spectre
7- Horatio et Marcellus
8- Polonius
9- Le Chœur
10- L'Orchestre