Tranchant, osé, puissant : Parsifal par Tcherniakov au Théâtre Schiller de Berlin
La vision de Monsalvat présentée dans cette mise en scène est bien loin du château mythique dans le dessin originel de Paul von Joukovski. D’après Dmitri Tcherniakov, Monsalvat est un bunker sombre dans un bâtiment délaissé. Sa seule existence est rythmée par la monotonie des routines et des cérémonies. La société du Graal, elle, est démythifiée dans ce sombre décor. Elle se révèle dans toute sa brutalité, loin de l’incarnation du Bien qu’elle est censée occuper. Le drame, lui, se place dans la même zone grise des codes moraux. Il va parfois jusqu’au terrible en montrant une pédophilie de Klingsor.
La direction musicale de Daniel Barenboim capte l’esprit de la musique de manière réfléchie. Dès le prélude du premier acte, l’intention est exprimée avec raffinement et patience, permettant à la tension dramatique et l’imagerie musicale de se dévoiler progressivement. De manière générale, la direction et l’orchestre font preuve d’un grand soin, d'une quête de perfection. Leur échange solide se répand sur le drame, rendant chaque instant captivant, même les plus diffus de cette immense opus (même si elle ne soutient parfois pas assez les solistes). La musique atteint son apogée lors de la séduction de Parsifal par les filles-fleurs au deuxième acte, démontrant la collaboration solide entre la musique et la représentation scénique par l’horreur, l’énigme et le malaise qu’elle inspire.
La distribution des solistes est tout à fait solide. Andreas Schager s’écarte de la représentation clichée d’un Parsifal enfantin et un peu sot au profit d’un personnage plein de caractère. Son entrée sur la scène parodie le personnage-type de montagnard venant du Tyrol. Néanmoins, son charisme est apparent malgré la caricature. Athlétique, intelligent et doté d’une certaine nonchalance, le Heldentenor tient bon son timbre rond et cristallin jusqu’au bout, mettant en valeur sa diction et sa respiration impeccables.
Anja Kampe sublime le rôle de Kundry. Son timbre perçant et brillant consolide l’humanité brutale et tranchante de l'incarnation. Mystérieuse, parfois repliée sur elle-même, parfois folâtre en raison de son traumatisme, le personnage tragique et névrosé entre dans le sillage de Médée. Sa deuxième implication (« Grausamer! ») démontre à la fois précision et puissance. Le cri « lachte » (« Ich sah Ihn—und lachte! »), point culminant du passage, scelle la douleur et la folie du personnage. Ses échanges avec Andreas Schager produisent des éclats dramatiques à la fois sur le plan musical et théâtral. La paire, complice et fascinante, capte la passion humaine par sa chair et la manifeste sur la scène.
René Pape est un Gurnemanz solide et convaincant, comme il l’est toujours. La combinaison entre sa diction nette avec son timbre rond et velouté fait de lui un narrateur, voire évangéliste, de l’histoire de la rédemption. Son Gurnemanz, observateur lucide, maintient cependant un côté sombre et angoissant dont les traces se laissent remarquer par des éclats d’ardeur pour la fraternité (« Titurel, der fromme Held… »). Idéaliste, il est plus que les autres blessé par la perte du statu quo. Lorsque celui-ci revient enfin à la fin de l’histoire, il le défend à tout prix en éliminant Kundry de la fraternité, sans merci et sans considération pour l’amour entre elle et Amfortas, enfin libéré de sa peine.
Wolfgang Koch arrache le tragique d’Amfortas par le biais de l’antithèse entre son chant et la honte de son personnage. Humilié et dépouillé au milieu de la scène, objet des cruelles moqueries de tous, il fait de sa lamentation un dernier ressort de sa dignité brisée. Son timbre est épais et solide, mettant en valeur des techniques impeccables de la respiration. La rondeur de sa voix laisse cependant paraître à un côté rugueux, dont il profite lors des lamentations afin de produire des pointes dramatiques. L’un des meilleurs Amfortas jamais vu, sans doute.
Tómas Tómasson présente un Klingsor inhabituel. Le sorcier n’intimide ni par sa cruauté, ni par son sortilège. Faible et chétif, c’est par sa nervosité et sa perversion qu’il suscite le malaise, le dégoût et la peur. Même s’il se déplace beaucoup sur la scène, Tómas Tómasson ne perd jamais la stabilité et le naturel de sa respiration et sa diction. Lors de la célèbre tirade « Furchtbare Not! », il profite de l’agitation du personnage pour faire sortir toute la profondeur angoissante du caractère. Son échange avec Anja Kampe est une chaîne de moments de tension, soulignant le Stockholm-Syndrome (amour envers le ravisseur) de Kundry envers la figure paternelle pervertie.
Parmi les figurants, Matthias Hölle est un Titurel imposant et dictatorial à la fois dans son chant et son apparence. Paul O’Neill dans le rôle du premier soldat exprime également bien par son chant ses expressions. Le chœur sous la direction de Martin Wright est solide dans tous les aspects et souligne avec succès les moments clés du drame. La transition entre le chœur des soldats et la voix de la coupole dans le premier acte puis la confrontation avec Amfortas dans le troisième acte sont effectuées avec un soin tout particulier.
Dans l’ensemble, la production reste l’une des plus poignantes et osées de Parsifal. Certaines interprétations du drame, qui peuvent apparaître douteuses, forment dans l’ensemble une partie intégrante qui met en question des conventions du drame sacré et de son interprétation.
Vinda Sonata MIGUNA