Stravaganza d’Amore, un voyage autour de la naissance de l’Opéra italien
Raphaël Pichon, en plus d’être l’un des chefs baroques les plus doués de sa génération, aime explorer les territoires musicaux encore peu défrichés et élaborer des programmes thématiques originaux.
Concert enregistré le 11 février 2019 à la Galerie des Glaces du Château de Versailles
Après avoir fondé la réputation de son Ensemble Pygmalion sur la musique allemande, avec Bach notamment, puis sur la musique française à travers Rameau en particulier, c’est naturellement vers le Baroque italien qu’il s’est tourné pour étoffer ses propositions musicales toujours réfléchies et structurées.
L’élaboration de ce programme, Stravaganza d’amore, est né de l’intérêt de Pichon pour Florence et sur la période extrêmement fertile du tournant des XVIe et XVIIe siècles, plus spécifiquement de 1580 à 1610. A l’époque, tous les grands ducs de la péninsule rivalisaient d’inventivité et de budgets pour organiser des fêtes grandioses marquant leur puissance et leur influence. Et bien entendu, puisque nous sommes en pleine Renaissance, qui dit fastes et grandeur dit obligation pour les riches seigneurs de l’époque de s’entourer d’artistes de renom, musiciens, poètes, dramaturges et peintres…
En 1589, le mariage de Ferdinand de Médicis et de Christine de Lorraine au Palazzo Pitti donna lieu à une semaine délirante de festivités, avec au centre une pièce de théâtre, La Pellegrina de Bargagli, qui est depuis tombée un peu dans l’oubli, mais aussi des concerts, de la commedia dell’arte, des démonstrations équestres, de machineries de théâtre couplées à des intermèdes, petits formats qui étaient multiformes : allégories, drames ou fables qui s’intercalaient au milieu de la pièce de théâtre. Ce sont précisément ces intermèdes qui constituent pour Raphaël Pichon un premier pas vers la représentation dramatique purement musicale et la naissance de l’Opéra, et logiquement vers, quelques années plus tard (1607), le premier grand chef d’oeuvre de l’art lyrique, l’Orfeo (de Monteverdi), dont la figure constitue un des quatre volets de ce concert fleuve avec l’Amour, Apollon et la Danse.
L’articulation autour de ces quatre tableaux a permis à Pygmalion d’imaginer une recréation axée sur la restitution musicale de partitions d’époque lacunaires ou fragmentaires, en en imaginant l’instrumentation, en réécrivant des contrepoints, et en prenant une certaine liberté par rapport à l’écriture, puisque comme Pichon le souligne très justement, l’époque était un véritable laboratoire musical où l’écriture baroque en pleine gestation se cherche et jaillit de la plume de compositeurs comme Marenzio, Malvezzi, Caccini, Allegri, Orologio ou Gagliano en une musique débordante de liesse et d’énergie mais aussi de noirceur et de drame.
La musique baroque est née en Italie autour du recitar cantando, cette façon de déclamer les mots en chantant, d’inventer une musique qui dépeint la densité et la profondeur de chaque phrase et c'est autour de ce socle essentiel que va s’articuler cette production. Solistes comme choristes sont collectivement impliqués dans le fait de dire chaque mot, avec l’éclat des consonnes et la beauté des voyelles italiennes, mais aussi en y mettant le poids et la signification nécessaire.
Lea Desandre déploie son timbré fruité et délicat en entrelacs parfaitement maitrisés, laissant libre cours à des accents de désespoir poignants dans le Lamento della Ninfa, mais aussi à des affleurements de grâce pure dans la Lettera amorosa du même Monteverdi. Eva Zaïcik, altière et assurée, clame avec ardeur les tourments amoureux et les enivrants soupirs du coeur, laissant son timbre rayonnant emplir la vaste Galerie des Glaces.
Emiliano Gonzalez-Toro, très accoutumé de ce répertoire, délivre de sa voix de ténor lumineuse et ductile de véritables scènes de théâtre, par exemple dans l’extrait de l’Euridice de Jacopo Peri, Non piango e non sospiro. Et son collègue ténor Zachary Wilder n’est pas en reste, qui ouvre le programme d’un retentissant Stravaganza d’amore où chaque syllabe est soigneusement dessinée.
Lucile Richardot varie avec un art consommé les moments de détresse d’une expressivité saisissante, comme dans le Ahi troppo è duro tiré du Ballo de Monteverdi, et les instants d’allégresse avec une façon de rythmer chaque phrase de manière dansante et convaincante.
Nicolas Brooymans campe à son tour un Pluton majestueux et effrayant, laissant les harmoniques graves de sa basse résonner dans les lustres comme pour y refléter toute la profondeur des enfers mythologiques.
Le choeur est tout aussi investi dans la prononciation et le soin apporté à chaque phrase, déployant de grandes vagues de volume jamais saturé qui alternent avec des pianissimi précis et sculptés à l’articulation mordante. Mais c’est dans les grands ensembles de Marenzio ou de Peri aux conclusions finales retentissantes qu’il est le plus captivant.
Les instrumentistes rivalisent de virtuosité, entre les deux violons solo volubiles, les flûtes scintillantes aux dessins acrobatiques dans les sinfonie de Malvezzi, les cuivres étincelants et le son toujours rond, opulent et brillant de Pygmalion qui s’impose dans ce nouveau répertoire avec une aisance et une évidence confondante.
Philippe Scagni