Iréne Theorin obtient le prix Jussi Björling - Stockholm lui rend (enfin) hommage
Presque six décennies après sa disparition, le ténor argenté de Jussi Björling reste fermement gravé dans la mémoire des mélomanes suédois autant que dans ses enregistrements du répertoire italien et français. En son honneur, un prix annuel de 100 000 couronnes (à peu près 10 000 euros) est décerné pour rendre hommage aux musiciens remarquables du pays, et parmi les lauréats des dernières années, on note des noms de renommée internationale comme Peter Mattei, Nina Stemme, Anna Larsson, et en 2019, celui d'Iréne Theorin s’ajoute sur cette liste. Le message du jury aussi bref que pertinent – « Stockholm ne sait pas qui est Iréne Theorin » – fait un clin d’œil à la direction de l’Opéra Royal de Stockholm, qui semble avoir négligé la soprano volant de succès en succès dans les grandes maisons européennes. Tandis que Nina Stemme, sa collègue du même âge (et du même répertoire), n’a jamais été absente du plateau de la capitale, Theorin y brille par son absence, n’ayant été programmée entre 1997 et 2018 que pour trois représentations d’Elektra et un concert. Ce clin d’œil semble en outre être applicable à d’autres cas : Ingela Brimberg, Agneta Eichenholz, Ann Hallenberg et Elisabet Strid ne sont que quatre exemples parmi les interprètes éminentes qui n’ont que rarement, voire jamais, mis leurs pieds sur le plateau stockholmois et qui y restent encore étonnamment peu connues.
Ce dimanche le 26 mai 2019 à « Confidencen », le plus vieux théâtre rococo en Suède, un hommage est rendu à Björling et à Theorin par une soirée festive avec un programme tout compris. À l’évidence doué pour la sculpture – le buste qui accompagne la somme d’argent vient de sa main – Karl-Magnus Fredriksson étonne d’autant plus par sa façon de ciseler avec délicatesse le lyrisme de quatre Lieder en langue suédoise, chantés avec une diction qui trahit l’affinité du baryton pour l’art de son modèle Björling. Malléable comme l’argile composant son hommage au ténor, son matériau vocal est mené vers une fragilité à couper le souffle, qui représente en même temps le ciment de ses registres impeccablement équilibrés et idéaux pour ces trésors de Hugo Alfvén et du Finlandais Jean Sibelius.
La première partie du concert se conclut par un florilège d’arias, couronné par des « Hojotoho ! » à l’unisson qui font vibrer la salle. Hillevi Martinpelto, connue surtout pour ses interprétations du répertoire mozartien sous la conduite de John Eliot Gardiner, avait repris le témoin de Fredriksson en rendant deux chansons d’Emil Sjögren (en allemand) avec un charme, légèrement ironique, qu’elle adresse à ses admirateurs dans l’auditoire, et campe ici trois morceaux célèbres d'un timbre rond et bien préservé : « O mio babbino caro », « Come scoglio » où, dans son propre élément, elle emploie toute sa tessiture à ses fins dramatiques, et « Pace, pace mio dio », qu’elle rend avec une dense expression de deuil. À ses côtés, l’immense présence vocale et scénique de la mezzo-soprano Ingrid Tobiasson étonne autant que le fait qu’elle n’est plus invitée à chanter à l’Opéra Royal depuis 2010. Trois extraits lui sont confiés. Si sa « Habanera » donne priorité à une caractérisation travaillée et contagieuse, son Ulrica (Un bal masqué) complète la vue d’ensemble de son instrument parfaitement équilibré par ses retentissants aigus, et sa version de « Mon cœur s’ouvre à ta voix » se libère de la situation dramatique de l’air pour y apporter un éclairage tout nouveau : introverti et pensif, rêveur et mélancolique, chanté avec de longues lignes legato sans fin et sans transition entre les dynamiques maîtrisées.
Tobiasson revient après l’entracte pour rendre vivante la scène finale de Carmen en langue suédoise. La prestation excellente de son partenaire Lars Cleveman soulève de nouveau la question sur l’attitude de la capitale envers ses grandes étoiles. Après Bayreuth, Londres et le Met, ainsi que les deux cycles du Ring avec Nina Stemme qu’il a sauvés à Stockholm en 2017 au pied levé, on aurait pu soupçonner que son calendrier soit bien rempli ; son interprétation de l’air de la forge de Siegfried atteste d’un ténor wagnérien de classe mondiale, peut-être plus barytonnant qu’avant, mais également plus vigoureux et fiable. Son Don José complète le tableau vocal et en neuf minutes, Cleveman peint de façon crédible et subtile le développement d’une expression douce et implorante à l’empressement désespéré, de plus en plus agressif et suffisamment éclatant pour égaler Tobiasson, qui y réagit avec un orgueil fallacieux et quelque peu théâtral.
Vrai cadeau pour les spectateurs que le pot-pourri de chansons napolitaines, campé (comme il faut) par trois ténors : Cleveman, Ulrik Qvale (qui a plus tôt fourni le tube « Anthem » de la comédie musicale Chess avec de nouvelles finesses dynamiques) et Ragnar Ulfung. La carrière d’Ulfung, né à Oslo en 1927 (!) représente un morceau d’histoire d’opéra. Outre sa renommée internationale dans des rôles de caractère (Hérode, Égisthe, Mime), il a contribué à d’importantes créations mondiales – comme le personnage sourd-muet dans Aniara de Karl-Birger Blomdahl – et relectures des classiques, telles que les réalisations d’Ingmar Bergman de La Flûte enchantée et The Rake’s Progress, ou bien de la refonte radicale d’Un bal masqué, y compris le retour aux sources suédoises. Et il chante toujours, tout cela avec un doux timbre, bien projeté et sans la moindre trace du vacillement que l’on pourrait attendre d’une voix nonagénaire. En temps réel, il instruit Qvale et Cleveman, qui en tirent le meilleur profit, et se réunit avec eux pour les notes finales.
Ragnar Ulfung en Gustave III - Un bal masqué par Göran Gentele
Et Iréne Theorin ? Elle se lance d’emblée dans le « hit-parade » avec une joie incontestable de revisiter ses anciens rôles avec son soprano certes moins « jugendlich » (juvénile) qu’à l’époque. Son « Dich teure Halle » péremptoire fait preuve de ses belles lignes équilibrées, chantées avec un instrument bien charpenté et parfaitement placé, ce que confirme d’autre part sa chaleureuse Sieglinde. « Vissi d’arte » communique le sentiment nouveau d’une Tosca plus directe et assombrie que d’habitude, tandis qu’elle atteint son répertoire actuel par les « Hojotoho ! » brillants. Hormis les numéros intimes et hautement émotionnels, « Zueignung » de Strauss et « Jeg elsker Dig ! » d’Edvard Grieg, elle rend l’aria « Suicidio » de La Joconde (dont elle a récemment incarné le rôle-titre à Barcelone). Son expressivité est d’un bon goût et fondée dans un registre moyen saturé du fatidique, qui se relie avec élégance aux extrémités de la tessiture.
Finalement, il faut faire l’éloge de Samuel Skönberg, qui commande le piano Bösendorfer du théâtre avec une intelligence qui fait s’élever de plusieurs crans la qualité musicale de la soirée. Skönberg est un égal des chanteurs, toujours à l’écoute pour encadrer les phrasés individuels de la façon la plus profitable possible. Sa maîtrise de variations de style et de dynamique est admirable, son soutien tantôt flottant, tantôt légèrement comique assure l’impact théâtral de l’orchestre absent dans le duo de Carmen.
Cet hommage festif met en évidence l’importance de chérir les artistes vivants autant que les légendes défuntes, d’autant plus après l’âge de 52 ans (l’âge de la retraite pour les chanteurs suédois) et, à plus forte raison, la cécité partielle due au centralisme d’un pays comme la Suède. La prochaine saison, l’Opéra Royal de Stockholm a programmé sept représentations de La Walkyrie avec Iréne Theorin en Brünnhilde. Ose-t-on espérer que la situation va changer ?