En Bref
Création de l'opéra
Une œuvre collective
La Flûte Enchantée (Die Zauberflöte) est un opéra en deux actes chanté en langue allemande et composé par Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), la dernière année de sa vie, en 1791. Il constitue une synthèse musicale de l'oeuvre du compositeur, et témoigne des transformations culturelles en Autriche à la fin du XVIIIe siècle, qui ont notamment permis l'essor de l'opéra typiquement germanique, appelé le singspiel. En 1776, Joseph II, empereur des Romains et protecteur de Mozart donne l'autorisation d'ouvrir des théâtres libres aux abords de Vienne dans lesquels sont jouées des œuvres en langues allemande. Ce choix politique entraîne la sédentarisation des troupes de théâtre chanté itinérantes et le développement d'une forme de théâtre musical populaire : le singspiel, qui alterne, sur le modèle de l'opéra comique français, des dialogues parlés avec des airs chantés. Parmi les troupes qui s'installent à Vienne se trouve celle du futur librettiste de La Flûte Enchantée : Emanuel Schikaneder (1751-1812). De son vrai nom Johann Joseph Shikeneder, il incarne le prototype de l'artiste itinérant polyvalent : à la fois acteur, chanteur, metteur en scène et poète. En 1789, il reprend, avec sa troupe, la direction du Theater auf der Wieden et enchaîne les productions destinées à un public populaire, ou en tout cas moins aristocratique que celui du théâtre officiel de Vienne où l'on joue les opéras italiens sérieux.
En 1790, Schikaneder et Mozart se connaissent déjà (ils s'étaient rencontrés en 1780 à Salzbourg et avaient partagé leurs idées sur le théâtre) et, appartenant à la même loge maçonnique, les deux hommes se rapprochent. Rapidement, Mozart commence à collaborer avec sa troupe en composant notamment des musiques de scène pour l’une de leurs productions : Der Stein der Weisen (La pierre philosophale). Au début de l'année 1791, Mozart est en difficulté financière. Son protecteur, Joseph II, est mort, et son successeur, Leopold II, ne le tient pas en grande estime. Celui-ci ne lui commande plus aucune œuvre. Ayant perdu sa source de revenus principale, il est séduit par la proposition de Schikaneder d'écrire un singspiel qui lui permettrait, après le succès de sa trilogie italienne (Don Giovanni, Cosi fan Tutte, Nozze di Figaro), de revenir à la langue allemande. S'engage alors entre Mozart, Schikaneder (auteur principal du livret et créateur du rôle de Papageno) et certains des membres de la troupe comme Benedikt Schak (créateur du rôle de Tamino) et Barbara Gerl (créatrice du rôle de Papagena) une collaboration intense et fructueuse autour de la création de La Flûte Enchantée.
Après l'élaboration du livret, Mozart commence la composition de la musique. Mais en août 1791, alors qu'il ne lui manque plus que l'orchestration à faire, il interrompt son travail pour se consacrer durant trois semaines à la composition d'un autre opéra, La Clémence de Titus, commandé par Leopold II à Mozart (en dernier recours, ce qui explique les délais de composition très courts) pour son couronnement en tant que roi de Bohème à Prague. Lorsqu'il reprend à la mi-septembre La Flûte Enchantée, Mozart ajoute trois numéros dans l'acte II : la marche et le chœur des prêtres, ainsi que le deuxième air de Papageno (dont Schikaneder revendiquera plus tard la paternité, ainsi que celle du premier air de Papageno et de son duo avec Papagena). L'opéra est créé le 30 septembre 1791 au Theater auf der Wieden devant un public populaire et habitué des singspiele en langue allemande. Le succès est fulgurant, à tel point qu'au début de l'année 1792, la troupe l'a déjà joué plus d'une centaine de fois. Mozart, affaiblis par des conditions de vie difficile et le surmenage, meurt deux mois plus tard, le 5 décembre. La légende raconte que sur son lit de mort, Mozart, qui a assisté à l’ensemble des représentations jusqu’à son alitement, aurait chanté l’opéra, de bout en bout, au fur et à mesure que celui-ci était représenté.
Die Zauberflöte : un singspiel
Inspiré par l'opéra comique français et le ballad opera anglais (qui a laissé peu de traces par ailleurs), le singspiel est une œuvre théâtrale en allemand qui alterne les dialogues parlés avec des airs chantés, souvent de coloration populaire. Au départ strictement interprétés par des troupes de théâtre itinérantes, ils se développent ensuite dans les théâtres libres germaniques et s'imposent peu à peu comme l'unique représentant de l'opéra national germanique à travers notamment les œuvres de Beethoven (Fidelio, 1805) et de Weber (Der Freischütz, 1821), puis donne naissance, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, au drame musical wagnérien.
Initialement les livrets puisaient leur histoire dans l'univers des contes germaniques où le magique (avec ses créatures fantastiques) côtoyait le comique (dans la tradition du théâtre populaire viennois qui se caractérisait par le renversement des conventions dramatiques de sujets sérieux) et le merveilleux (avec notamment un deus ex machina hérité de l'opera seria italien). Les histoires s'inspirent ensuite de la philosophie des Lumières, des romans d'initiation ou de chevalerie et parfois des rituels de Franc-Maçonnerie (comme c'est le cas dans La Flûte Enchantée). À la fin du XVIIIe siècle, le singspiel se caractérise par un soin particulier donné à la couleur des instruments et à leur symbolique (comme les cors qui évoquent la forêt), une intervention du magique qui permet la mise en valeur des possibilités techniques du théâtre à travers ses machineries.
Bien qu'il n'en porte pas le nom, Die Zauberflöte est un singspiel. Son histoire est inspirée du recueil de contes de fées de Christophe Martin Wieland (1733-1813) intitulé Dschinnistan (publié entre 1786-1789) souvent utilisé comme base de livrets par la troupe de Schikaneder. L'intrigue se base essentiellement sur Lulu ou la flûte magique (écrit par Auguste Jacob Liebeskind) dont les auteurs reprennent la trame principale d'un jeune prince qui a une flûte magique qui le protège des dangers. Schinakeder et Mozart ont également utilisé des bribes d'intrigues issues d'autres contes dans le but d'intégrer notamment la notion de rite initiatique. Les auteurs se sont également inspirés du drame de Tobias Philipp von Gebbler Thamos, roi d'Égypte (dont Mozart avait écrit une musique de scène dans le style de l'opéra entre 1773 et 1780) dans la mise en scène des rites. Enfin, ils ont utilisé la structure du texte et la typologie des personnages d'un autre opéra féerique représenté par la troupe en 1789 : celui de Paul Wranitsky, Oberon. La multiplicité des sources explique la complexité de l'intrigue et ses multiples interprétations.
Clés d'écoute de l'opéra
Une dramaturgie efficace
Dans La flûte Enchantée (Die Zauberflöte), Mozart et Schikaneder fixent les canons du futur opéra germanique romantique qui se caractérise par un mélange du merveilleux et du fantastique qui cohabitent dans l'intrigue, du magique, du spectaculaire avec de nombreux changements de décor (trois dans le premier acte, et huit dans le second dont quatre dans le finale) et une reprise de traditions du théâtre populaire (tant dans les personnages que dans la musique). À cette superposition d'esthétiques, Mozart ajoute un mélange de plusieurs registres : le comique, l'épique et le pathétique. Ce mêlage se traduit à la fois dans le choix des personnages issus de l'opera seria ou de l'opera buffa et dans la musique qui les caractérise.
Pour rendre l'intrigue plus fluide et plus compréhensible, les auteurs ont ménagé des procédés de dramaturgie efficaces et originaux lors des moments clefs de l'intrigue. Par exemple, dans le finale de l'acte I, lorsque Tamino est en proie au doute quant à la réussite de sa quête de retrouver Pamina, des êtres invisibles (représentés par un chœur hors scène) informent le héros que sa bien-aimée est toujours vivante. Ce type de récitatif, durant lequel les lignes vocales épousent parfaitement les moindres nuances des paroles, a une très grande efficacité dramaturgique et permet par ailleurs avec une grande économie de moyen de régler un certain nombre d'incohérences et de longueurs dans l'histoire.
Le trio entre Pamina, Tamino et Sarastro au deuxième acte constitue l’un des morceaux les plus complexes et les plus riches de la partition tant du point de vue musical que psychologique. Les rapports de force sont exprimés jusque dans l'écriture vocale : une entité Sarastro-Tamino, qui tente de rassurer Pamina qui a perdu tout espoir de retrouver un jour Tamino, est d’abord définie, et s'oppose ensuite à l'entité Tamino-Pamina qui chante son amour réciproque alors que Sarastro cherche à tempérer leurs ardeurs en les sommant de se concentrer sur leurs épreuves. De même, lors du finale de l'acte II, alors que les deux amoureux sont réunis pour subir la dernière épreuve, ils chantent tous les deux la mélodie du premier air de Tamino (acte I) en alternance avec des solos de flûte. Ici, avec presque rien, Mozart et Schikaneder réussissent à composer une scène d'une grande force dramaturgique et musicale.
Un opéra franc-maçonnique
De par son intrigue et la multiplicité des symboles y faisant référence, La Flûte Enchantée est considéré comme un opéra franc-maçonnique. Cette œuvre nous donne à voir le parcours initiatique de trois personnages qui doivent, pour réussir, se dépasser au cours d'épreuves afin d'établir un ordre nouveau. À travers ses personnages principaux (Tamino, Papageno, Pamina, la Reine de la nuit et Sarastro) les auteurs dressent une fresque des sentiments humains et des rapports des hommes au pouvoir. Car La Flûte Enchantée raconte aussi l'histoire de dualités : celle de l'ombre et de la lumière, celle du doute et de l'espoir ou encore celle de la pesanteur et de la grâce. L'opposition entre Sarastro et la Reine de la nuit résume à elle seule les aspirations franc-maçonniques, à savoir de combattre l'obscurantisme, l'illusion et la tromperie par la raison, la sagesse et la nature.
Les auteurs font également référence aux francs-maçons à travers la mise en valeur du chiffre trois : autant dans le nombre de personnages (trois dames, trois garçons, trois initiés) que dans l'intrigue (trois épreuves de l'initiation, trois portes qui symbolisent le royaume de la lumière, six personnages principaux qui forment trois couples) et la musique (Papageno appelle par trois fois sa femme, trois accords en Mib majeur au début de l'ouverture, alors même que la tonalité de Mib majeur a trois bémols à la clef).
L'orchestre de Mozart
Dans La Flûte Enchantée, l'orchestre a plusieurs rôles. Tout d'abord, celui de dépeindre un univers sonore comme dans la prière de Sarastro à l'acte II, accompagné par un effectif orchestral bien particulier, censé représenter la musique maçonnique : cors de basset avec des altos et des violoncelles divisés par deux. Par extension, l'orchestre caractérise également les personnages eux-mêmes comme celui de Papageno lors du trio avec Pamina et Monostatos à l'acte I, où l'entrée de l'oiseleur est accompagnée d'un changement de timbre orchestral, de rythme et d'une mélodie toujours proche de la ritournelle. À cela s'ajoute une identification timbrique de personnage comme le flûtiau qui accompagne toutes les apparitions de Papageno et la flûte, celles de Tamino. À l'image de leur quête commune, ces deux personnages sont par ailleurs « reliés » musicalement : ils jouent exactement la même mélodie sur leurs instruments respectifs. Cette mélodie devient même un signe de reconnaissance entre eux lorsqu'ils cherchent à se retrouver dans le finale de l'acte I et qu'ils s'engagent dans un jeu de question-réponse par instruments interposés.
Mozart fait également l'usage à l'orchestre de nombreux figuralismes pour représenter l'émotion intérieure qui habite les personnages, comme dans l'introduction de l'acte I où l'orchestre évoque l'angoisse et l'agitation de Tamino par des trémolos (deux notes non conjointes jouées très rapidement en alternance), des gammes qui fusent de marnière répétées, et de nombreux trilles (deux notes conjointes jouées très rapidement en alternance). Le compositeur fait également l'usage de figuralisme significatif, c'est-à-dire qui appuie le sens des mots ou d'une situation comme dans le finale de l'acte II, lorsque Pamina apparaît avec le poignard : l'orchestre joue alors des syncopes (notes jouées sur des contre-temps) inquiétantes.
Le singspiel mozartien : une fusion des styles
La Flûte Enchantée a la forme et les traits caractéristiques d'un singspiel avec l'alternance de dialogues parlés avec des numéros chantés, de grands finale (qui durent 30 minutes chacun, soit la moitié de la musique) où l'action se bouscule, des airs très simples et très brefs comme ceux de Papageno construits comme des ritournelles, et un comique de situation présent jusque dans la musique (comme lors du quintette entre Tamino, Papageno et les trois dames à l'acte I où Papageno chante la bouche fermée à cause d'un cadenas que les trois dames lui ont mis pour le punir de ses mensonges, ou bien dans ses bégaiements lorsqu’il rencontre enfin Papagena).
À l'intérieur de son singspiel, Mozart a intégré des éléments de toutes les traditions du théâtre européen de la fin du XVIIIe siècle comme ceux des accents nobles des opera seria de Gluck avec la composition d'une ouverture grandiose et puissante qui propose une synthèse entre la forme sonate (bâti sur le dialogue entre deux thèmes) et le style fugué (un même thème en canon). Pour caractériser ses deux personnages sérieux principaux (Tamino et Pamina), Mozart écrit deux airs de portrait sans aucune envolée virtuose au cours desquels les personnages développent un sentiment : Tamino chante son amour pour Pamina dans un lyrisme personnel et subjectif, alors que Pamina chante son désespoir de se croire rejetée par Tamino dans une tonalité pathétique (sol mineur) et intimiste. Enfin, Mozart renoue avec la tradition issue de l'opera seria du grand air en trois sections (récitatif, partie plus lente développée dans un style élégiaque, conclusion animée) comme dans le premier air de la Reine de la nuit.
Pour mieux caractériser le personnage maléfique de la Reine de la nuit, Mozart fait appel au bel canto italien pour représenter musicalement la séduction (dans son premier air, où elle manipule Tamino pour parvenir à ses fins) et à la virtuosité pure dans les suraigus pour provoquer la crainte et l'effroi (dans son deuxième air, au cours duquel elle laisse exploser sa rage et fait du chantage affectif à sa fille). Mozart fait également appel à la musique religieuse en intégrant dans le finale de son deuxième acte le cantus firmus (mélodie principale) d'un choral luthérien Ach Gott von Himmel sieh' darein. Enfin, il utilise la forme Bar (ancêtre du lied) issue des traditions de la musique populaire allemande comme dans le duo entre Papageno et Papagena à la fin du deuxième acte : ils chantent d'abord la même mélodie l’un après l’autre, puis leur voix s'unissent en homorythmie (sur le même rythme) dans la célébration de l'amour. Enfin ils chantent une antistrophe dans laquelle ils reprennent la musique des deux premières parties en l'ornant.