En Bref
Création de l'opéra
Une inspiration classique
Installé aux États-Unis en 1939 (à 57 ans) et naturalisé en 1945, Stravinsky demande à son éditeur américain Ralph Hawkes des partitions d'opéras de Mozart qui influenceront beaucoup son écriture néo-classique. L’inspiration pour cet opéra La Carrière du libertin (The Rake's Progress) vient à Stravinsky lors d’une visite au Chicago Art Institute le 2 mai 1947 où il admire la série de huit peintures et les gravures A Rake's Progress (1732-33) de William Hogarth peignant les péripéties en quête de plaisirs et la déchéance dans la folie d’un libertin. Le compositeur consacre alors trois années exclusivement à cet opéra qui restera le plus long opus de son catalogue.
Le bon livret
Stravinsky a vécu à travers le monde (pour des raisons esthétiques ou politiques), collaborant avec de grands librettistes : Pouchkine, Mitusov et Balmont en Russie, Ramuz en Suisse, Cocteau et Gide en France. Les librettistes du Rake's Progress, Wystan Hugh Auden (auteur de Paul Bunyan, le premier opéra de Britten, datant de 1941) et Chester Kallman comprennent l'envie du compositeur et lui fournissent un livret à numéros. La structure du texte est claire, presque formelle, faite d'arias et de récitatifs avec des vers aux mètres et aux rimes strictes. Le scénario est symbolique pour renforcer l'évidence de la mise en musique. Les librettistes parviennent également à décaler certains accents toniques dans le texte, une des richesses de l'écriture de Stravinsky dont Le Sacre du printemps, ce morceau de purs accents rythmiques, est un exemple légendaire. La poésie du livret est une forme d'adaptation des vers tragiques de l'Antiquité à la langue anglaise. Stravinsky avait d’ailleurs engagé le jeune musicien américain Robert Craft pour lui lire à voix haute le livret afin d’en travailler la prosodie.
Trajectoire d’un succès
Pendant les années qui suivent sa création, l’œuvre créée à la Biennale de Venise en 1951 est reprise de part et d’autre de l’Atlantique, suscitant l’enthousiasme et un débat passionné sur ce sujet osé et l'esthétique néo-classique reprenant d'anciennes formes d'écriture. Toutefois le succès s’essouffle après 1954 et il faut attendre la production de Bergman à l’Opéra de Stockholm en 1961 pour que soit accepté comme un chef-d’œuvre cet opéra qui est, depuis, l’œuvre lyrique de la seconde moitié du XXe siècle la plus jouée au monde en rivalité avec les opéras de Britten.
Clés d'écoute de l'opéra
Un opéra néo-classique
Alors que l’avant-garde musicale bannit toute consonance, révolutionne le jeu des instruments et les thèmes de ses opéras, Stravinsky choisit de composer un opéra avec des moyens et un esprit classiques. Le libertin puni pour ses moeurs dissolues est un thème classique dans la littérature et l’opéra (notamment Don Giovanni de Mozart, Faust de Gounod, La Dame de Pique de Tchaïkovski). Ce choix du sujet inspiré d’anciennes gravures et d’un thème moralisateur détonne dans la société d’après-guerre. La taille de l’orchestre est elle aussi traditionnelle avec pupitres de cordes, timbales et les principaux bois et cuivres pas deux. L’effectif est même très classique avec l’adjonction d’un clavecin (qui peut être remplacé par un piano). Ce retour à une taille de fosse moyenne est un véritable choc après les orchestres wagnériens qui pouvaient convoquer 120 instrumentistes.
Musicalement, l’écriture de Stravinsky (rythme, mélodie, harmonie, structure) est celle de Mozart, Haendel, Gluck, Beethoven, Schubert, Weber, Rossini, Verdi. Les références directes sont très nombreuses : l’épilogue du libertin avec Anne, Baba, Tom, Trulove et Shadow donnant la morale de l’histoire au public rappelle le Sextuor à la fin du Don Giovanni [Don Juan] de Mozart ainsi que L'Heure espagnole de Ravel et Gianni Schicchi de Puccini. Ces deux opéras sont aussi liés par un sentiment mystique et surnaturel, notamment dans la scène où Tom vend son âme au Diable dans un cimetière, le même lieu dans lequel Don Giovanni et Leporello sont confrontés au Commandeur. La construction du Rake’s Progress semble empruntée à Mozart, variant avec génie récitatifs (qui reviennent même à la séparation entre récitatifs accompagnés et secs sur de simples accords), forme intermédiaire arioso allant vers les airs et ensembles, le tout agrémenté de petites conclusions et répétitions de motifs : les cavatines et cabalettes. Les scènes sont construites en numéros de caractères : grotesque, pantomime, satirique, lyrique, pastoral.
Apparente simplicité
Les mélodies sont soutenues par des accompagnements évidents ainsi que par des mélodies secondaires complémentaires. Stravinsky emploie aussi des constructions musicales simples, comme un canon à l'octave. Il va même jusqu'à emprunter à la musique populaire. Une ballade est ainsi jouée depuis les coulisses à la fin des enchères dans la première scène du troisième acte, avant d'être chantée par Tom et Shadow dans les rues de Londres. Sont également présentes des références aux nursery rhymes, ces comptines pour enfants, dont les plus célèbres sont celles de Ma Mère l’Oie (le personnage de Mother Goose dans cet opéra étant une évidente citation). Mais l’emploi de formes simples peut aussi être un gage de modernité. Les nombreux refrains dans le dernier acte annoncent ainsi leur présence dans la Cantate Threni: id est Lamentationes Jeremiae Prophetae (1958), la première et la plus longue des œuvres dodécaphoniques (emploi de chacun des douze demi-tons) de Stravinsky.
Harmoniquement, l’alternance de modes majeurs et mineurs est une référence à la tonalité classique. Ces modes varient parfois rapidement du majeur au mineur, comme chez Schubert. Dans une tradition toute aussi reconnue, Stravinsky module, change les tonalités selon les sentiments qu’il veut véhiculer et pour illustrer les incertitudes des personnages (avec parfois même des reprises dans la tonalité initiale qui renvoient directement à la très classique construction de forme sonate). Cela étant, l’écriture musicale de Stravinsky utilise des procédés tardifs de l’harmonie tels que les intervalles augmentés et diminués ou encore les enharmonies (jeu sur deux notes de même hauteur mais de dénomination différente, comme par exemple sol dièse et la bémol, qui permettent des modulations lointaines et de nouveaux accords).