En Bref
Création de l'opéra
L'opéra de Francis Poulenc
La voix humaine est une tragédie lyrique en un acte pour soprano et orchestre de Francis Poulenc (1899-1963) basée sur la pièce éponyme de Jean Cocteau (1889-1963) écrite en 1928. Cet opéra a été créé au Théâtre National de l'Opéra-Comique (connu également sous le nom de « salle Favart ») le 6 février 1959 avec dans le rôle d'Elle (seul personnage de l'opéra), la cantatrice française et proche collaboratrice artistique de Poulenc, Denise Duval. Sous les conseils de cette dernière, c'est au jeune chef Georges Prêtre, alors au début de sa carrière, que la direction a été confiée. Les décors, les costumes et la mise en scène ont été quant à eux réalisés par Jean Cocteau.
Après le succès du Dialogue des Carmélites, précédent opéra de Poulenc, le directeur des éditions Ricordi à Paris, Hervé Dugardin, encourage ce dernier à composer un nouvel opéra. Il lui propose de mettre en musique le long monologue écrit par Jean Cocteau dans les années 20, et que l'unique rôle soit créé par Maria Callas. Francis Poulenc accepte finalement ce projet, mais choisit de composer le rôle d'Elle pour son « interprète unique dans tous les sens du terme », Denise Duval. C'est cette dernière qui avait déjà créé les rôles féminins principaux des deux premiers opéras du compositeur (Thérèse dans Les mamelles de Tirésias en 1947, Blanche de la Force dans Le dialogue des Carmélites en 1957), et à qui il confiera par la suite la création de La dame de Monte-Carlo en 1961. Le succès immédiat de cet opéra a permis sa création rapide dans de nombreux pays comme à la Scala de Milan, mais aussi sur les scènes lyriques du Portugal, du Royaume-Uni et des États-Unis. Dès la première représentation parisienne, le journaliste du Figaro Bernard Gavoty avait prédit que le personnage d'Elle serait pour Denise Duval le rôle de sa vie, avec lequel elle ferait le tour du monde. Et ce fût, en effet, le rôle de sa carrière et celui qui l'a rendu célèbre.
La pièce de Jean Cocteau
La pièce éponyme (également en un acte) de Jean Cocteau, qui a servi de livret à l'opéra, a été écrite à la suite de la mort de son compagnon Raymond Radiguet en 1923. Terminée en 1928, il a fallu attendre le 17 février 1930 pour voir cette pièce être créée à la Comédie Française par la comédienne belge et sociétaire, Berthe Bovy. Contrairement au succès mondial de l'opéra, cette pièce a reçu un accueil mitigé, notamment à cause du sujet qu'il traite : celui de la passion aveuglante d'une jeune femme pour son amant et de sa lutte contre le vide affectif et l'absence physique laissés par leur rupture. Le jusque-boutisme du personnage d'Elle donne la possibilité à Jean Cocteau d'aborder un thème qui lui est cher : celui d'un éternel féminin au bord du gouffre, prêt à tout accepter par amour jusqu'à sacrifier, s'il le faut, sa propre existence. Mais La voix humaine porte également sur un sujet moderne à l'époque, celui de la transformation des relations humaines et des comportements sociaux provoquée par l'irruption de certaines technologies dans la vie humaine (ici le téléphone). En choisissant un titre et un nom de personnage neutre (« Elle »), Jean Cocteau met en scène une histoire universelle à travers laquelle le spectateur, homme ou femme, peut s'identifier.
Dans La voix humaine, Jean Cocteau inaugure une nouvelle manière de concevoir l'espace littéraire où la tension dramatique de la pièce repose sur l'absence d'un personnage, représentée par des blancs dans le texte, et les silences qui en résultent. Dans cette pièce on assiste à une véritable inversion dramatique où la non-présence (sur scène) de la réplique donne de l'envergure au personnage sur scène. Par ailleurs, ce monologue a un côté « opératique » qui est véhiculé par l'exacerbation des sentiments et la mise en scène d'un désespoir. Il pourrait presque être rapproché d'un aria terminal précédant la mort d'un personnage dans une œuvre lyrique. Cette caractéristique intrinsèque est probablement la raison pour laquelle sa mise en musique a eu un grand succès. Notons tout de même que Francis Poulenc a attendu presque 20 ans avant de transposer la pièce en opéra, jugeant son expérience insuffisante en tant que compositeur de musiques lyriques pour réussir à retranscrire l'essence de cette pièce.
Clés d'écoute de l'opéra
Dramaturgie
Lorsqu'il compose La voix humaine Francis Poulenc n'a pas la volonté d'écrire un opéra, mais plutôt une musique accompagnant une pièce de théâtre. L'apport principal de la musique dans l'expression du drame est alors de transmettre les émotions sans avoir recours au mot et par là-même laisser transparaître les non-dits et les sous-entendus d'un discours. Il s'agit ainsi de représenter musicalement tout ce que le personnage dissimule, tout ce qu'il refuse de dire ou n'ose pas dire. C'est à l'orchestre que revient le rôle de dépeindre musicalement les émotions d'Elle, ses angoisses, ses joies, et de décrire l'environnement sonore, comme lorsqu'Elle entend une musique de jazz à l'autre bout du fil.
Francis Poulenc réussit l'incroyable tour de force de maintenir musicalement tout au long de l'opéra la tension émotionnelle présente dans le drame de Cocteau. Il supprime notamment pour cela certains passages qui constituaient pour lui des « détentes » dramatiques. Ces coupures, décidées avec Denise Duval et avec la bénédiction de Jean Cocteau, ont rendu le personnage d'Elle plus calme et plus modeste, moins hystérique et donc moins insupportable, et par là même plus touchant. L'attention du public se concentre alors uniquement sur sa relation avec son ancien amoureux.
Pour structurer son opéra, Francis Poulenc s'est appuyé sur le découpage naturel de la pièce qui peut être scindé en une suite de phases qui suivent les sautes d'humeur du personnage (comme celles du souvenir ou du récit du suicide manqué). Cette structure est par ailleurs rendue perceptible aux auditeurs à travers les sonneries et les coupures du téléphone.
Mise en musique
D'un point de vu purement technique, La voix humaine n'est pas une tragédie lyrique. Ce n'est pas un opéra en 5 actes et un prologue, sur un sujet mythologique et laissant une grande place aux ballets et aux chœurs. La voix humaine n'est une tragédie lyrique que dans son utilisation du traitement vocal caractéristique de ce genre français des XVIIe et XVIIIe siècles : le récitatif, cette manière de délivrer un texte à la frontière entre la déclamation et le chant. D'une manière générale, Francis Poulenc a opté pour une ligne vocale prosaïque avec très peu d'envolées lyriques (sauf lors des moments de grande tension émotionnelle comme lorsqu'Elle raconte sa tentative de suicide de la veille) où les phrases musicales sont fragmentées et entrecoupées de cris. Pour laisser transparaître la grande force dramatique du texte, Poulenc écrit de longs passages vocaux sans accompagnement orchestral. C'est notamment à travers cette ligne vocale, conçue en collaboration avec Denise Duval, que l'arrière-fond psychologique se manifeste.
L'orchestre tient également un rôle important dans la retransmission de l'ambiance émotionnelle puisque Poulenc le charge du développement de motifs lyriques et mélodiques. Ce sont à travers ces motifs que Poulenc acquiert, d'une part, une unité musicale, et garantit d'autre part la continuité mélodique tout au long de l'œuvre. Au-delà de dépeindre l'ambiance sordide de la situation, c'est à l'orchestre que va revenir le rôle de combler musicalement le vide laissé par l'absence de l'amant (et donc de devenir cet amant absent et de rentrer en dialogue avec Elle). Malgré son importance, Poulenc a opté pour une orchestration transparente – sans être ascétique ni pauvre – qui laisse la voix à découvert et permet une compréhension immédiate du texte.