Un Requiem allemand de Brahms à la Philharmonie de Cologne
La maturation du requiem allemand chez Brahms fut lente et complexe, et dura quatorze années, de 1854 à 1868, mais fut accélérée par deux évènements majeurs : la mort de Schumann en 1856 et la mort de la mère de Brahms en 1865. Il évoquera alors dans une lettre à Clara Schumann la mise en forme imminente d’Un Requiem allemand pour choeur et orchestre. Il y adjoindra les deux interventions du baryton ensuite, et lors d’un remaniement final le poignant Ihr habt nun Traurigkeit (Vous êtes maintenant dans la tristesse) pour soprano solo et choeur.
Le terme de requiem prête à confusion puisque l’oeuvre est très éloignée de la traditionnelle messe des morts catholique dont l’équivalent n’existe pas dans le protestantisme. Brahms, lecteur fervent de la Bible de Martin Luther, compose lui même le livret de son requiem allemand en puisant des extraits de l’Ancien et du Nouveau Testament, le ein indiquant la subjectivité du propos et le deutsches la singularité de la langue de Luther. On pourrait plutôt parler d’une Trauermusik (musique funèbre), sans lien avec la liturgie mais remontant à une tradition germanique ancrée, depuis le Musikalische Exequien de Schütz en passant par l’Actus Tragicus de Bach, enrichie de l’héritage du style choral Haendelien, pour aboutir à une vision humaniste et sacrée de la réflexion métaphysique et musicale autour de la mort et de la résurrection.
Schumann avait pressenti, en 1853, le potentiel de Brahms pour cette forme musicale en écrivant dans la Neue Zeitschrift für Musik : "S’il plonge sa baguette magique dans le gouffre où les masses du choeur et de l’orchestre lui prêtent leur puissance, nous pouvons alors nous attendre à des aperçus plus merveilleux encore des mystères du monde des esprits".
C’est avec conviction et précision que Jukka-Pekka Saraste rend justice à la prédiction de Schumann et au savoir faire orchestral et choral Brahmsien, déployant dès les premières mesures un son de cordes soyeux et chaleureux, et démontrant avec des inflexions précises et sans emphases son art de la gestion des strates orchestrales et vocales. Les cuivres aussi sont très controlés, qui produisent un son toujours rond et doux, jamais claironnant. Et à aucun moment, malgré un art de l’architecture orchestrale très maitrisé, Saraste ne pousse les grandes vagues de fortissimi jusqu’à des extrêmes saturés, comme si l’approche de l’au-delà, même lorsqu’elle est exaltée par la puissance symphonique, ne devait perdre un quelconque atome d’apaisement ou de lumière.
Le choeur de Cologne est tout aussi attentif que l’orchestre à la construction générale de l’oeuvre et à la gestion des nuances trop affirmées, rendant toujours un son duveteux et homogène même dans les instants dramatiques et dans les fugues éclatantes. Les attaques sont toujours douces, les decrescendi amples et majestueux, les thèmes soigneusement exposés, les superpositions vocales jamais alourdies par des surenchères de pupitres de mauvais goût. Et Saraste les tient en un gant de velours apprécié, avec des ralentis évocateurs, des sforzandi jamais appuyés et des articulations mordantes. On pourrait regretter cependant un léger manque de consonnes qui affadissent un peu le texte, notamment dans les mouvements rapides.
Andrè Schuen est un baryton de première classe. Ses deux interventions sont remarquées en classe, beauté de timbre et ampleur vocale. Les aigus à la couleur noire et enrobante sonnent comme son médium, velouté et souple.
Hanna-Elisabeth Müller n’a rien à envier à son partenaire soliste. Elle déploie avec assurance et une expressivité tangible son soprano charnu et chaleureux, avec des pianissimi très suaves malgré la largeur de son instrument, et des articulations éloquentes, qui laissent toute l’émotion affleurer lors des grands crescendi de son solo.
Pour résumer, un Deutsches Requiem de très haute tenue, filmé avec rythme et relief par les équipes de 3sat. A voir et à revoir sans modération.
Philippe Scagni