L'Exubérante
L'une des plus grandes incarnations de la Folie est celle dessinée par Rameau dans Platée (acte II, scène 5). Cet air constitue l'un des moments les plus humoristiques de cette comédie-lyrique. En effet, la petite anecdote sur Apollon et Daphné contée par la Folie vient commenter dans un écho sarcastique les « amours » entre Jupiter et Platée : le mariage qui se trame n'est qu'une mascarade fomentée par le Maître des Dieux pour attiser et ridiculiser la jalousie de sa femme Junon. Ainsi, l'amour déçu, voire « outragé » d'Apollon constitue un commentaire prémonitoire de l'histoire de Platée, la nymphe des marais choisie par Jupiter pour sa laideur, par un caractère d'abord euphorique dans la première partie de l'air, puis tragique sur les vers « C'est ainsi que l'amour de tout temps s'est vengé / Que l'Amour est cruel quand il est outragé » de la deuxième partie. La métamorphose de Daphné rappelle également celles de Jupiter au début de l'acte, transformations successives en animaux ridicules (âne, puis hibou) pour un personnage de l'envergure du Roi des Dieux.
D'autre part, ce personnage allégorique permet à Rameau de renforcer l'aspect parodique de l'oeuvre en faisant des clins d'œil à des éléments stylistiques de l'opéra italien, genre lyrique rival de l'opéra français, par une construction en aria da capo et une vocalité plus belcantistique que celle adoptée par les compositeurs français. Forme typique de l'air à l'italienne, l'aria da capo ne fait pas avancer l'action puisque le contraste entre la première et la deuxième partie est annulé par le retour de la première partie. Ici, cette interruption de l'action est même délibérément revendiquée par la Folie par caprice et démonstration de la lyre d'Apollon dans le récitatif introductif, « Formons les plus brillants concerts ». Rameau se prend au jeu à outrance avec des éléments stylistiques italiens par des vocalises qui appellent à l'exubérance du jeu théâtral de la chanteuse, singeant autant la tendance italienne à donner la primauté sur le chant que l'incohérence entre ce qui est raconté (les amours déçus de Jupiter) et le caractère chanté jubilatoire. C'est cette idée que la Folie exprime en énonçant son intention, juste avant d'entonner son air : « Faisons d'une image funèbre / Une allégresse par mes chants ». Et quelle allégresse communicative !
L'extrait du jour est interprété par Mireille Delunsch, qui aime décidément interpréter les personnages exubérants.
La Folie interrompt l'action en cours – l'entourloupe amoureuse de Jupiter avec la nymphe Platée – pour chanter un air sur Daphné et Apollon, après qu'elle lui ait dérobé sa lyre.
Découvrez les précédents airs de notre série sur les personnages perdant la raison :
10 - Belle endormie : La Somnambule
09 - Élément perturbateur : Lucia di Lammermoor
08 - Le choeur a sa Raison que la Folie ignore : Les Fêtes Vénitiennes
07 - Aux pauvres gens solitaires, il ne reste que la Volga : Katia Kabanova
06 - Oh ! Reste fol amour : Idomeneo
05 - Face à la mort : Dialogues des Carmélites
04 - Un brin pompette : L'Elixir d'Amour
03 - Brillant Britten : Le Songe d'une nuit d'été
02 - Folle de lui : Les Puritains
01 - L'Exubérante : Platée