Demi-Véronique au festival Bruit
Le théâtre de l’Aquarium, confié depuis quelques mois à la
direction de La vie brève, est une île dans l’archipel de la Cartoucherie de Vincennes.
Et la Demi-Véronique, un « petit îlot dans la grande constellation
des pensées », pour reprendre les mots de Lionel Dray (échos lointains d’auteurs
oubliés), comédien formidable que le public déjà présent à 19h pour Les
Dimanches de Monsieur Dézert retrouve avec bonheur, et le sentiment d’avoir
vécu la même scène deux heures auparavant… Mais il est cette fois costumé en explorateur
interstellaire du son : un magnétophone à bandes dans le dos, il invite
chacun à prendre place.
Le dictionnaire, passé de main en main parmi les gradins clairsemés en ce jour de grève des transports parisiens, nous livre l’étymologie du mot « apocalypse » : c’est un dévoilement. La Demi-Véronique va-t-elle donc lever (à moitié) le voile sur les mystères de sa création ? L’interrogation initiale est en tout cas on ne peut plus simple : comment faire du théâtre avec de la musique, et plus précisément avec la Cinquième Symphonie de Gustav Mahler ?
La note de programme attire notre attention sur « l’oscillation entre une humanité sans limite et une douce ironie » qui irrigue cette œuvre magistrale. Ces deux éléments structurent en effet toute l’action scénique —à défaut d’un texte, totalement absent (passé le prologue), pour laisser champ libre à la baguette invisible mais ô combien puissante de Claudio Abbado à la tête des Berliner Philharmoniker.
Lionel Dray © Jean-Louis Fernandez
Au beau milieu d’une scénographie volcanique et charbonneuse, un intérieur métamorphique imaginé par Lisa Navarro, fidèle compagne des créations de La vie brève, les trois comédiens se partagent le plateau : d’une part, le couple décalé formé par Lionel Dray dégingandé et Caroline Darchen, une volonté de fer dans un corps menu ; d’autre part, la silhouette glissante de Jeanne Candel, émanation tour-à-tour d’un empire autrichien décadent et d’une culture pop pailletée.
Jeanne Candel © Jean-Louis Fernandez
Au gré des pantomimes expressionnistes, des exploits clownesques mi-tristes, mi-Auguste, des quêtes insensées et des inanités du quotidien, se joue sous nos yeux et dans nos têtes pénétrées de l’immense poésie de Mahler le combat titanesque entre des passions violentes et une douce absurdité, sourire en coin. Voilà peut-être, sublimée et débarrassée du sang, l’essence de la tauromachie dont la demi-véronique est une passe.
Mais le taureau n’est-il pas alors cette musique insaisissable, incommensurable à notre humanité et pourtant intimement ressentie ? Le théâtre rend la musique visible en même temps qu’il dévoile son absence ; les comédiens cherchent le son au fond de la matière, derrière les cloisons, au-delà de nos oreilles. Ils voudraient le contenir et l’emprisonner, comme dans l’entrepôt de toutes les mélodies du monde imaginé pour le spectacle jeune public Chewing-gum Silence, mis en scène par Samuel Achache (qui codirige l'Aquarium avec Jeanne Candel), présenté plus tard dans ce même festival Bruit. Une quête impossible, et donc prometteuse !