Rigoletto
« Ma mémoire est comme une boîte où il y aurait un peu de tout. Cela me dégoûte de chercher dedans ».
A bien y réfléchir, ces mots de Jules Renard pourraient s’appliquer aux passionnés d’opéra. Ces spécimens à la mémoire longue mais d’âges divers gardent précieusement en tête les souvenirs de tout ce qu’ils ont pu voir et entendre, en salle ou à la télévision, sur internet ou au disque ; et cette liste de « références » est immanquablement, invariablement, convoquée à chaque nouvelle représentation, un peu à la manière d’une lampe révélatrice. Rarement pour le meilleur !
Tendance passéiste ? Certains le dénonceront, et ils auront sûrement raison. Mais sans passé, point d’avenir, et le présent sonnerait bien creux : même une œuvre d’art qualifiée « d’intemporelle » ne saurait échapper à cette fatale dynamique.
Venons-en au dégoût. Le terme est fort, et, bien que déjà ressenti pour d’autres spectacles, j’admets de suite qu’il s’applique très imparfaitement à ce Rigoletto, non dénué de qualités, surtout musicales ; cependant tant de déconvenues passées finissent par acclimater aux jugements abrupts, tranchants, définitifs. Il me faut en outre confesser que Rigoletto étant le premier opéra que j’ai apprécié dans sa totalité, de la première à la dernière mesure, il occupe une place particulière dans mon cœur et cela incite d’autant moins à la modération. Le lecteur est averti !
« Ma mémoire est comme une boîte où il y aurait un peu de tout. Cela me dégoûte de chercher dedans »
Ce qui est en revanche absolument certain, c’est que Rigoletto lui-même ne renierait pas ce propos ! Claus Guth effectue un choix de mise en scène classique, mais dont la puissance évocatrice ne se dément que rarement : nous sommes après le drame et Rigoletto, le père infanticide réduit à l’état de clochard, trimballe la vieille boite en carton qui rassemble tous les souvenirs de sa vie passée et de sa tragédie. L’ouvrir, c’est fatalement la revivre.
Ainsi la scène n’est occupée que par une gigantesque boite en carton où se renoue le drame : le figurant qui joue Rigoletto « après » ne pourra rien faire pour enrayer la mécanique infernale qui aboutira à la mort de sa fille et dans laquelle son alter ego « d’avant » n’est qu’un rouage malheureux.
Si l’idée est prometteuse, malheureusement, quelle pauvreté dans le traitement scénique ! Sans paraître excessif, il n’y a rien qui vienne affermir le parti pris originel, là où il y avait tant à faire… Le carton reste désespérément vide pendant la quasi-totalité du spectacle, alors que tant de souvenirs conservés par Rigoletto auraient pu se muer en éléments de décor ! Une proposition simple ? De grandes tentures pour dessiner les espaces intérieurs et qui n’auraient été que les vieilles fripes « en grand » religieusement préservées par le désespéré vieillard : j’imagine déjà les jeux de couleurs qu’aurait pu engendrer l’immense tache rouge sang sur la robe blanche de Gilda. Ou encore, les effets multicolores du vieux costume bariolé de bouffon, souvenir de sa condition passée et miséreuse… Dommage que seules des projections vidéo viennent meubler ce grand carton : la chose la plus improbable à trouver dans une vieille boite…
La gestuelle des acteurs oscille du néant au ridicule : les personnages du chœur sont soit statiques, soit en train d’effectuer de quelconques pas de danse stéréotypés. La direction d’acteurs prive le spectateur de la moindre alchimie entre les personnages principaux : difficile de percevoir la tension scénique quand Rigoletto et Gilda chantent leurs plus beaux duos à dix mètres de distance… Gestes barrières ? Non, car rien n’a changé depuis la création de la production il y a déjà plusieurs années...
Sans nous étaler davantage, car le vide appelle toujours plus de mots, cette proposition scénique est décevante bien plus que dégoûtante ; elle est heureusement contrebalancée par un plateau vocal de toute beauté, majestueux, superlatif. Effet post-Covid ou pas, je ne saurais dire, mais j’ai rarement eu le souvenir d’un plateau vocal d’une telle consistance parmi les rôles principaux à l’opéra de Paris.
Dmitry Korchak campe un duc de Mantoue séducteur et viril à l’envie. La voix est puissante, le legato bien présent. Si l’on peut regretter un timbre de voix un peu gris et un manque de nuances, on ne peut nier l’engagement féroce qu’il met dans ce rôle, il faut l’avouer, assez peu travaillé par Verdi lui-même. Et cet engagement fait apparaitre une dimension souvent peu perceptible du personnage : celle du séducteur cynique, narcissique, histrionique.
En opposition, la Gilda de Nadine Sierra semble taillée dans le cristal. La voix est pure, précise, détaillée dans les trilles et les aigus, sans pour autant manquer de consistance. Chacune de ses interventions, où se mêlent la fragilité du personnage et l’assurance de la chanteuse, porte la musique à son sommet, et le « caro nome » de ce soir confina au pur moment d’extase.
Avant de passer au clou de la soirée, mentionnons que l’orchestre est aussi remarquable de précision sous la direction débordante d’envie et de fougue sonore du chef Giacomo Sagripanti.
Ludovic Tézier. Y a-t-il besoin d’écrire un mot de plus ? Le baryton français est au sommet de son art, et les qualificatifs suivants : majestueux, magistral, impérial, ne résument qu’imparfaitement la perfection de son interprétation. La voix est puissante, le timbre splendide, le legato absolument époustouflant : la ligne de chant se tend telle la corde d’un arc, jamais elle ne cède, et le spectateur est portée par la tension incroyable qui se dégage à chacune de ses interventions. Il s’agit sûrement d’un des plus grands chanteurs du moment, si ce n’est le plus grand, et l’histoire lui donnera la juste place qui lui revient aux côtés de Cappuccilli ou Bruson.
« Ma mémoire est comme une boîte où il y aurait un peu de tout. Cela me dégoûte de chercher dedans ».
Peut-être qu’un jour, le souvenir de la prestation vocale du soir, particulièrement celle de Ludovic Tézier, rendra amère, voire dégoutante, la contemplation d’une vulgaire production de Rigoletto. Assurément, cela arrivera, comme je l’ai déjà constaté pour tant d’autres œuvres en seulement dix ans de passion opératique.
Mais la mémoire est aussi une boîte où il y a un peu de tout, notamment des moments d’extase qu’on se remémorera avec plaisir. Et c’est bien la quête de tels moments qui explique que, même s’il faut endurer mille dégoûts, le passionné continuera obstinément à croire en la beauté possible du monde.