Les Noces de Figaro
"Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance". Il y a fort à parier que plus d'un passionné, au moment de franchir les portes de l'opéra, s'est déjà remémoré les mots choisis par Dante pour dépeindre celles de l'Enfer. Treillis, kalachnikovs, costumes "corporate"... telle est la lite incomplète des artefacts -- n'oublions pas les piscines -- devenus monnaie courante sur les scènes d'opéra, et dont le seul but est de plonger le spectateur dans le grand bain glacé des problématiques politiques et psychanalytiques de notre époque... A moins que ce ne soient celles du XXème siècle, terminé depuis déjà vingt ans ?
A quoi peuvent donc bien ressembler des Noces de Figaro à l'ère post-Weinsteinienne et du puritanisme renaissant outre-Atlantique, surtout quand le metteur en scène, James Gray, vient justement du monde du cinéma ?
La production du Théâtre des Champs-Elysées apporte un certain soulagement. Le plaisir visuel est au rendez-vous : décors, costumes et action entendent rester fidèles au livret de da Ponte et à la musique de Mozart. Mais un tel choix présente quelques dangers : la mythique production de Strehler reste dans les mémoires de nombreux lyricophiles ; le risque est alors, dans le meilleur des cas, du réchauffé, dans le pire, du kitsch prétentieux.
S'il paraît difficile de rivaliser avec ce qui relève déjà de l’Histoire, il faut convenir que cette première mise en scène de James Gray réussit à trouver sa voie et mérite une mention honorable. Le décor échappe au ridicule ; les costumes sont d'une relative beauté, malgré quelques confusions étonnantes entre les époques : Chérubin ressemble plus à un soldat de la Révolution alors que le Comte Almaviva arbore fièrement sa perruque Louis XV... La gestion des chanteurs évite soigneusement la caricature, et si les ressorts scéniques semblent particulièrement convenus, ils ont le mérite d'exister avec naturel. Les éclairages, alternant lumières et couleurs froides, créent parfois des ambiances plus mélancoliques.
En guise d’impression générale, une certaine candeur se dégage, et l’on peut regretter qu’à force d’être trop gentil, l’ensemble manque de piquant et d’érotisme. Néanmoins une telle mise en scène a le bon goût de laisser s'épanouir, à défaut de le magnifier, un drame qui n'a besoin que de lui-même pour exister ! Que voit-on alors sur scène : une comédie subtile dont la légèreté couvre d'un voile transparent les dimensions tragiques de l'existence humaine.
Qu'est-ce que l'Amour ? Il n'y en a pas, et chaque personnage le vit selon son cœur et ses sentiments, dans l'incompréhension plus ou moins amusée des autres. Arrêtons-nous sur le Comte Almaviva. Loin du vil suppôt du patriarcat que certains nous serviront bientôt, il est certes jaloux et possessif, mais c'est aussi un homme prisonnier de ses sens, qui se veut plus joueur et séducteur que tyrannique. Les références dans le livret rappellent qu'il a lui-même aboli l'odieux droit de cuissage. Est-ce là l'acte d'un prédateur ? N'est-il pas plutôt un joueur des sentiments qui souhaite se convaincre qu'il peut gagner encore une fois ? Le personnage de la comtesse mériterait aussi qu'on s'y attarde. Femme profondément amoureuse et délaissée, victime pourrait-on écrire, elle n'en est pas pour autant naïve quant aux ressorts des actions humaines.
Si l'amour occupe les esprits, la politique n'en jamais loin pour autant ! L'opposition entre la noblesse et les serviteurs se fait sentir sans insistance inutile, de l'aimable comtesse qui déplore de devoir recourir "à l'appui de sa servante", à l’opposition entre Figaro et le comte.
Sur le plan vocal, le spectacle est d'une bonne tenue, malgré quelques défauts.
A tout seigneur, tout honneur, le comte Almaviva de Stéphane Degout remporte les suffrages du public. La voix est autoritaire, bien projetée, convenant à merveille pour montrer un comte fougueux, même si l'on peut regretter un son légèrement engorgé. En revanche le Figaro de Robert Gleadow laisse un peu à désirer. Sa grande taille et son aisance scénique ne compensent que partiellement une voix en manque d’aisance et d’impertinence. Si la prestation reste honorable, un sentiment d’inachèvement perdure à l’issue du spectacle. Enfin Carlo Lepore confère à son Bartolo lors de ses quelques interventions toute la pompe et le comique nécessaires.
Chez les femmes, Anna Aglatova campe une Suzanne affirmée, presque directive, malheureusement au détriment de la malice et du piquant, composantes essentielles pour ce rôle aux multiples facettes. Vannina Santoni fait entendre une comtesse un peu froide : la belle voix n’arrive que partiellement à faire ressentir la nostalgie, la tristesse, la tendresse, mais aussi la finesse et l’espièglerie de son caractère. Le Chérubin d’Eléonore Pancrazi est en revanche mieux incarné : la voix fraîche et légère dépeint avec simplicité et beauté le jeune amoureux au milieu du monde des adultes.
Quant à la direction d'orchestre de Jérémie Rhorer, elle sait alterner entre vivacité et poésie, construisant cette "folle journée" sur des tempi plutôt rapides, sans oublier les moments plus intimes qui auraient néanmoins mérité d’être plus aboutis.
Abandonnez toute espérance ? Non. Parodiant le comte Almaviva au dernier acte, il est possible de s’exclamer, soulagé : « ce n’est pas pour m’offusquer que je suis entré là ». Et si la production d’ensemble ne s’apparente pas à une révélation digne du Paradis, elle permet d’entretenir l’espérance du fait qu’il existe autre chose que des treillis, des kalachnikovs et des costumes à l’opéra… Un (agréable) Purgatoire en somme !