De la bataille d'Hernani à l'apathie de Don Carlo ?
Souvent l’opéra est victime d’idées préconçues : au mieux s’agit-il d’un art suranné hérité d’une époque révolue, au pire d’une vieillerie loufoque aux codes archaïques, chasse gardée d’une élite sécessionniste. Je me rappelle avec amusement qu’un ami, un jour, avait qualifié ma passion pour cette forme d’art de « culture poussiéreuse »… Amusement, car le simple effort consistant à pousser les portes d’une salle d’opéra permet de se rendre compte que les représentations sont bel et bien vivantes ! L’exemple le plus typique ? Les partis pris (modernes, il va de soi) des metteurs en scène qui déclenchent des réactions aussi opposées que véhémentes et définitives.
Sans pour autant souhaiter que chaque représentation tourne à la bataille d’Hernani, il faut reconnaître les bienfaits des émotions contradictoires qui animent une salle, des jugements abrupts, cruels, parfois injustes, qui font de l’opéra un art toujours remuant. Quoi de pire, en effet, que l’indifférence ? Et pourtant c’est ce qui vient à l’esprit pour qualifier la production de Krzysztof Warlikowski de Don Carlo, reprise à l’opéra Bastille deux ans après sa création dans la version française du même opéra (Don Carlos).
Certes, objectera-t-on, reprise ne rime guère avec surprise, et la véritable découverte remonte à 2017 ! Déjà à l’époque la vision proposée par Warlikowski du drame de Schiller mis en musique par Verdi semblait quelconque, ni dérangeante, ni satisfaisante : une grande scène très souvent vide, prisonnière d’un gigantesque cube, où quelques décors mobiles viennent traîner leur morne existence devant les yeux désabusés des spectateurs… Est-ce là tout ce qui doit souligner le drame politique et amoureux de Don Carlo ? C’est à déplorer…
Rien de bien neuf alors sous les inévitables effets visuels horripilants qui accompagnent épisodiquement l’action ? Une amélioration sensible mérite néanmoins d’être notée : le vêtement informe, poliment qualifié « de sport », que Don Carlo arborait au début du spectacle il y a deux ans a été remplacé par une tenue de prêtre. Don Carlo aurait-il rejoint un monastère et abandonné la vie terrestre afin de méditer sur son passé, inspiré par l’exemple de son grand-père, l’empereur Charles Quint ? Tout cela est bien maigre et rien n’étaye une telle supposition pendant tout le reste du spectacle… Rien, peut-être parce que rien n’avait été prévu en ce sens dès l’origine ?
Pourquoi assister alors à ce que je tenais déjà pour hautement quelconque ? L’amour du chant reste la base de l’opéra, et de ce côté, ma curiosité était piquée. Mais allait-elle être satisfaite ?
En Don Carlo, Roberto Alagna aura, un peu à ses dépens, réussi à insuffler une pincée de drame dans ce spectacle. Durant les deux premiers actes, les interventions sont laborieuses : la cohérence du chant semble n’être maintenue qu’à grand peine, la voix est basse, les aigus engorgés ou trop courts. Que se passe-t-il ? Si je suis ici sévère avec Roberto Alagna, cette sévérité est à la hauteur de l’estime que j’ai pour lui et des émotions qu’il a pu m’apporter dans une salle d’opéra ; mais là, rien ne sert de camoufler la vérité, quelque chose ne va pas. Le couperet tombe à la fin du premier entracte : malade, Roberto Alagna est remplacé pour la suite de la représentation. Stupeur ! Voilà bien le seul drame qui s’est joué ce soir sur la scène de l’opéra Bastille…
Sergio Escobar a alors la lourde tâche de prendre la relève. Glacé de trac au troisième acte, la catastrophe est frôlée à plusieurs reprises, les aigus étant plus que douteux. Pourtant le timbre se laisse apprécier, chaud, espagnol, et les deux derniers actes lui rendront justice : notre ténor de secours assure le rôle, sans génie, avec une technique certes sommaire, mais aussi une aisance retrouvée. Dans de telles conditions, la prestation est plus qu’honorable, et cela mérite d’être souligné !
Le marquis de Posa est campé par Etienne Dupuis : une belle voix un peu martiale fait craindre une absence de legato, ce qui n’est pas le moindre des soucis pour chanter Verdi. Heureusement, au cours du spectacle, la voix se fait plus souple sans rien perdre de sa force ; elle donne à entendre un marquis de Posa affirmé, déterminé, presqu’autoritaire.
En matière d’autorité, l’immense René Pape donne le change : voix puissante, Philippe II camouffle avec succès ses doutes et ses faiblesses, jusqu’au célèbre air « Ella giammai m’amo » du quatrième acte. Malheureusement ce sont surtout les faiblesses de René Pape lui-même qui ressortent : si on ne peut nier le grand chanteur qu’il a été et qu’il sait encore être, grâce à sa science du chant, il faut reconnaitre que certains moyens, notamment le souffle, ne sont plus là, et les effets de voix ne peuvent remplacer la beauté d’une ligne de chant correctement tenue.
Du côté des femmes, Aleksandra Kurzak fait honneur au rôle difficile d’Elisabeth : de l’aigu au grave, toute la tessiture est assurée, et la voix sait jouer des nuances afin de préserver tant la clarté que la noblesse nécessaires à son rôle : femme de devoir et de fidélité, sa sincérité d’amoureuse transparaît avec subtilité.
A l’inverse Anita Rachvelishvili incarne une princesse Eboli puissante, sensuelle, presque sulfureuse. La voix est d’une incroyable densité dans les graves, souple et riche. En contrepartie, les aigus semblent légèrement douloureux, privés de continuité avec le medium et le grave ; le son aigre accentue un sentiment de plafonnement qui ternit à peine une prestation magnétique.
La direction de Fabio Luisi est intéressante, mêlant avec intelligence les couleurs et les nuances, le dynamisme et le lyrisme ; l’incarnation du drame est alors musicale, à défaut d’être visuelle.
En définitive que retenir de ce spectacle ? L’opéra est, dans son essence, un art qui avance sur deux jambes, la musique et le théâtre. Une seule manque et l’ensemble semble irrémédiablement boiteux. Si le spectacle reste d’une bonne tenue musicale, il pâtit de l’absence complète d’alchimie dramatique. Peut-être le mieux est-il d’adapter le jugement lapidaire de Balzac sur Hernani en 1830 :
Nous résumons notre critique en disant que tous les ressorts de cette production sont usés
Mais pour contenter tous les amoureux de la langue française, un résumé dans un style plus hugolien est aussi possible :
Don Carlo, Don Carlo, Don Carlo, morne drame
Comme un souffle qui dort sur la scène sans âme…