Teodor Currentzis, maître des extrêmes, à la Philharmonie de Paris
Le chef d’orchestre Teodor Currentzis décoiffe la Philharmonie de Paris avec son orchestre musicAeterna, en interprétant sa commande auprès du compositeur Marko Nikodijević en introduction à la 4ème symphonie de Chostakovitch.
Qu’il fascine ou déroute, le chef d’orchestre gréco-russe Teodor Currentzis marque indéniablement ses auditeurs. Outre sa présence hypnotique, sa gestuelle très volubile, et sa personnalité affirmée, son travail extrêmement rigoureux avec les musiciens de son orchestre musicAeterna offre à chaque fois une interprétation qui ne peut laisser le public indifférent. Ce soir, à la Philharmonie de Paris, c’est la Symphonie n°4 de Dmitri Chostakovitch qu’ils sont venus défendre. Bien que ce ne soit pas l’une de ses symphonies les plus souvent programmées, elle manifeste pourtant un moment fort de la vie du compositeur russe, terrorisé des retombées potentielles à la suite des critiques officielles à propos de son opéra Lady Macbeth du district de Mtsensk.
En introduction, musicAeterna présente la commande qu’elle a passé auprès du compositeur serbe Marko Nikodijević, la toccata pour orchestre parting of the waters into heavens and seas / secundus dies, tout juste créée à l’Elbphilharmonie de Hambourg, le 28 novembre dernier. Bien que courte (7 minutes), cette « fantaisie orchestrale colorée » est savamment équilibrée, faisant entendre les eaux mouvantes, parfois même chaotiques voire déroutantes, illustrant la séparation des eaux du ciel lors du second jour de la Création. N’attendant pas que les applaudissements qui l’accueillent ne cessent, Teodor Currentzis donne soudainement un surprenant et violent geste de départ, l’orchestre répondant avec tout autant de velléité. Les images suggérées sont souvent très saisissantes et surtout très denses. Si la brièveté de l’œuvre est justement bienvenue pour cela, l’auditeur a presque envie d’en entendre encore un peu davantage tant il peut être emporté par l’impétuosité de ces flots.
La Symphonie n°4 démarre également en trombe, n’attendant pas que le public se mette à l’aise mais le forçant à plonger immédiatement dans l’univers déchirant de Chostakovitch. Comme cloué à son fauteuil par l’intensité sonore assourdissante de l’orchestre, le spectateur ne peut qu’admirer l’investissement entier de chacun des musiciens, tous debout à l’exception des violoncellistes afin d’être incessamment actifs et donner le maximum de leur potentiel. Guidées par Afanasy Chupin, violon solo et presque parfois deuxième chef, les cordes montrent un travail préparatoire sublime, offrant une parfaite précision, quelques soient les traits, avec surtout des placements d’archets étudiés et constamment identique. Cette précision est particulièrement importante et appréciable, la richesse de l’inventivité de Chostakovitch étant, dans ce premier long mouvement Allegro poco moderato - Presto, davantage rythmique que mélodique. Les interventions solistes, notamment du piccolo (Marta Santamaria) souvent sollicité, font tous preuve d’une conscience de phrasés longs, captivants même lors du solo de Afanasy Chupin auquel le chef semble laisser toute liberté. Si ces interventions peuvent paraître néanmoins un peu froides lors de ce premier mouvement, le second mouvement Moderato con moto prouve bien le contraire. Sous la direction dansante, parfois sautillante à en faire claquer ses chaussures sur le podium, des mains vives et agiles de Teodor Currentzis, le troisième et dernier mouvement montre à nouveau la capacité de l’orchestre à offrir des nuances contrastées à l’extrême. Elles sont impressionnantes dans les fortissimi et intensément présentes et homogènes dans les piannisimi lors desquels personne n’oserait à peine respirer, de peur de briser ce mince filet de son.
Après un sublime solo de la trompette (Thomas Hammes), dont le jeu piannissimo semble tout à fait irréel tant il est maîtrisé, la puissance de cette musique résonne encore longtemps dans un silence intense que même un applaudissement précoce et isolé ne parvient à briser. Puis les bravi fusent et beaucoup de spectateurs se lèvent même pour saluer le chef et les musiciens. Ceux-ci forment même une haie pour laisser chacun des solistes sur le devant de la scène pour y recevoir d’enthousiasmes acclamations.