Tannhäuser à Salzbourg : pavane pour une civilisation défunte
Tannhäuser à Salzbourg : Pavane pour une civilisation défunte
Lyricomane parmi les lyricomanes, j’étais récemment à Salzbourg pour la première de Tannhäuser, spectacle phare du festival de Pâques, avec la prise de rôle du ténor star Jonas Kaufmann dans le rôle-titre et de la jeune Marlis Petersen dans celui d’Elisabeth. J’y ai vécu une expérience bouleversante, non seulement sur le plan musical, mais aussi et peut-être surtout civilisationnel.
Il faut d’abord poser le cadre. Salzbourg, petite ville patricienne posée à l’orée des Alpes, dans un paysage de collines verdoyantes. La vieille ville est nichée entre la rivière Salzbach et l’abrupte falaise du Mönchsberg, sur laquelle est bâtie l’imposante forteresse visible de tous les alentours. Ruelles bien entretenues, églises, cathédrale et monastères d’un baroque sage, boutiques aux enseignes en fer forgé, portraits de Mozart et œufs de Pâques dans les devantures, restaurants discrets en arrière salle, le tout à peu près complètement éteint à partir de 18h. Le quartier du festival s’étend entre la Herbert-von-Karajan-Platz et le Toscaninihof. Adossée à la falaise du Mönchsberg en une surprenante architecture troglodyte, la grande salle de concert (Grosses Festspielhaus) est composée de plusieurs styles et époques. Bâtie à la fin des années cinquante, une partie arrière d’inspiration brutaliste tranche avec une façade plus classique. La salle de concert elle-même et les salons et foyers attenants sont d’un modernisme sobre et chic.
Dans ce décor soigné, évolue un public choisi. Sortant des Mercedes et autres berlines noires, c’est la vieille bourgeoisie européenne, cossue et cultivée, qui afflue là. En robe de soirée et smoking, ces messieurs-dames très comme il faut se pressent sur le parquet marqueté de la grande salle et les marbres du foyer. Maintien distingué quoique souvent un peu courbé (l’âge moyen doit se rapprocher des 80 ans), à peine guindés dans leurs beaux atours, ils chancellent parfois un peu quand, à l’entracte, ils déambulent une coupe à la main.
L’essentiel, bien sûr, se passe sur scène. Le spectacle trouve dans la grande salle un écrin feutré, à l’acoustique impeccable : la salle étant plus large que profonde, elle évite la déperdition du son, si préjudiciable pour l’opéra. Ici on est dans les meilleures conditions pour s’absorber dans la musique, qui vous entoure et vous submerge.
Mené par Andriss Nelsons, son chef titulaire, l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig a une texture pleine et ronde, souvent sombre, sans éclats incongrus. Bois et cuivres, parfaitement intégrés dans le tapis des cordes, ont des couleurs chaudes, jamais criardes.
Les tempos d’Andris Nelsons sont lents, très lents même, ce que certains critiques ont reproché comme à la limite de l’ennui. Je veux ici dire mon désaccord avec cette analyse. J’ai au contraire apprécié la noblesse et l’homogénéité du discours qui découle de cette direction toute en maîtrise. Certes la bacchanale n’est pas très endiablée, mais cela me convient bien, à moi qui ne suis pas loin de débusquer un peu de vulgarité dans les accélérations « dépoussiérantes » qui ont la faveur des chefs actuels. Lenteur, noblesse, tension qui croît progressivement : tout concourt à retarder sans cesse le climax, et c’est très bien comme cela.
Les chœurs de la philharmonie tchèque de Brno participent de cette cérémonie pleine de grandeur en étant bien à leur place, un peu en retrait. Mais Tannhäuser n’est-il pas avant tout le drame d’un individu en marge du groupe ?
Dans le rôle-titre, Jonas Kaufmann est concentré, douloureux, sublime. Il joue sobrement un Tannhäuser noyé dans la luxure au Venusberg, puis rebelle face au puritanisme hypocrite de la Wartburg, et enfin brisé par l’injustice d’un pape intransigeant. Son timbre barytonnant fait merveille pour rendre l’intériorité d’un anti-héros condamné par le système. Ses aigus n’en sont pas moins séraphiques. Au troisième acte, il s’anime lors du Récit de Rome, en un éblouissant bouquet final.
Marlis Petersen est une Elisabeth à la jeunesse et à la fraîcheur émouvantes, née trop jeune dans un monde trop vieux, sacrifiée sur l’autel des désirs interdits et des préjugés. Son timbre parfois un peu fragile ne manque cependant pas de la projection nécessaire pour remuer la salle.
Dans le rôle de Vénus, Emma Bell remplace Elina Garança. Moins flamboyante sans doute, elle se sort très honorablement de la tâche. À la fois voluptueuse et maternelle, elle incarne bien la femme dominatrice de la modernité tardive.
Christian Gerhaher en Wolfram a été le plus applaudi de tous les solistes. Lors de son grand air « O du mein holder Abendstern », la douceur et l’expressivité de son timbre faisait venir les larmes aux yeux.
Georg Zeppenfel est un margrave noble et retenu, lui-même écrasé par l’obligation d’honneur de cette sinistre farce qu’est le concours de chant. Lui aussi cultive « le beau son », avec une rondeur parfaite dans ses graves profonds.
La production de Romeo Castelucci n’est pas nouvelle. Elle vient de Munich, où elle n’avait guère conquis le public, semble-t-il. Et pourtant…
Le premier acte illustre les désillusions de la chair. Libéré par la révolution sexuelle, le droit au plaisir s’est révélé un nouveau carcan. Comme l’a analysé le philosophe Robert-Dany Dufour[1], la postmodernité a fait passer le psychisme d’un surmoi qui interdisait de jouir à un surmoi qui prescrit la jouissance. Cela n’en est pas moins aliénant. Pris dans une nasse de corps nus qui le caressent et l’enserrent, corps indivis où les creux fusionnent avec les bosses, où la peau rosâtre se transforme en muqueuse rouge vif, Tannhäuser suffoque. La chair est triste, hélas…
Au deuxième acte, c’est la pureté, ou plus exactement sa caricature, le puritanisme, qui fait l’objet d’une critique en règle. Les voiles légers qui composent le décor et les costumes masquent mal la réalité des désirs. En particulier le désir que fait naître Elisabeth, dont la robe expose une anatomie fantasmée. Sur cette robe blanche symbole d’innocence, est peinte un corps féminin nu. Cet objet de tous les appétits, les Minnesänger font mine de ne pas le voir. Seul Tannhäuser a le regard aimanté par ce qui s’offre et se refuse à la fois. Jusqu’au drame : la chanson scandaleuse louant l’amour charnel qui libère d’une boîte rose le démon de la luxure. Ce démon noir souillera de ses pattes griffues la tunique du ménestrel, en un corps-à-corps haletant. La chute, alors, sera consommée, et Tannhäuser n’évitera le lynchage que par l’intercession d’Elisabeth, elle-même enfin dépouillée de sa tunique érotique. Le troisième acte est celui du retour de Rome, du sacrifice d’Elisabeth et de la rédemption de Tannhäuser. Ici c’est le décor qui donne la clé. Sur deux grandes tombeaux noirs, sont posés des corps sans vie. Durant tout l’acte, ces cadavres se décomposeront progressivement, jusqu’à ne plus être que poussière. Ce sont les corps de Tannhäuser / Jonas et d’Elisabeth / Marlis. Les prénoms des interprètes eux-mêmes sont inscrits sur les tombes, explicitant l’ambition du metteur en scène: il s’agit d’un tombeau, un hommage à ce qui est voué à mourir – notre civilisation. Au-delà de Tannhäuser, ce qui agonise ici, sous les projecteurs du Festspielhaus et paré des honneurs de la jet-set, c’est bien la civilisation européenne, avec ses acteurs, comédiens, chanteurs, instrumentistes, chefs d’orchestre, danseurs, metteurs en scène, décorateurs, architectes… et ses amateurs, le public. Les uns admirables serviteurs de l’art, les autres connaisseurs avertis, tous décalés dans leur raffinement anachronique par rapport au monde tel qu’il va. Tel Aschenbach dans Mort à Venise, les participants à cette fête luxueuse roulent à l’abîme en une dernière efflorescence de beauté. La lenteur de la musique prend enfin tout son sens, celui d’une longue marche funèbre. Sur le fond de scène s’égrène le temps qui passe : une minute, une heure, une semaine, un mois, une année, un siècle, un millier d’années, un million, un milliard, des milliards de milliards d’années. Une éternité pour liquider ce qui se croyait éternel : le legs de la haute culture européenne.
[1] Robert-Dany Dufour, Le Divin Marché, Denoël, 2007, rééd. Gallimard, coll. « Folio essais », 2012.