Orphée et Eurydice au Kammeroper de Vienne: entre la chambre d'hôpital et le monde souterrain
Dans la mise en scène de Philipp M. Krenn au Kammeroper de Vienne, la chambre d'hôpital et le monde souterrain ne sont qu'un mur à part. Sofia Vinnik (Orphée) et Ekaterina Protsenko (Eurydice) incarnent les jeunes amantes auprès de L'Amour hors convention de Miriam Kutrowatz. Raphael Schluesselberg dirige l'ensemble de la musique baroque Bach Consort Wien.
Après deux ans d'attente à cause de la crise sanitaire, la mise en scène d'Orphée et Eurydice signée Philipp M. Krenn voit enfin le jour au Kammeroper de Vienne. L'espace limité de la scène ne restreinte pas la représentation, mais puise dans l'illusion d'élargissement grâce aux papiers blancs qui servent la double fonction de mur de la chambre d'hôpital et d'écran pour la projection vidéo. Cette porosité du mur, selon le décorateur Christian Andrè Tabakoff, a pour but de souligner la présence des deux mondes, l'un appartenant au monde des vivants et l'autre au monde des morts, dans un seul espace scénique. L'emploi spatial, les transitions et l'état d'entre-deux de l'espace scénique sont rendus encore plus vivants par l'éclairage naturel alternant entre le projecteur frontal et le projecteur postérieur de Franz Tscheck. D'ailleurs, la présence constante des deux mondes justifie le choix de donner la version hybride de l'opéra: la version française (1774) pour le monde des vivants et la version italienne (1762) pour le monde des morts.
Krenn ne voit pas la nécessité de représenter Orphée en rôle travesti. Les amants mythiques Orphée et Eurydice sont deux jeunes femmes amoureuses. La raison: «L'amour, comme la confrontation avec la mort, n'est pas spécifique au sexe.»* La projection vidéo pendant le prélude les montre dans leurs moments les plus heureux et s'achève sur l'acte symbolique de planter un arbre. (Plus tard, nous verrons le couple dans le monde souterrain aux racines de ce même arbre.) Le voyage aux enfers est donc pris à la fois au pied de la lettre et au sens métaphorique, c'est-à-dire comme voyage à l'intérieur de soi pour gérer et surmonter la perte douloureuse.
Orphée de Sofia Vinnik est une jeune femme artistique, aventureuse et passionnée. Musicienne, c'est une guitare électrique—au lieu d'une lyre—qu'elle joue pour enchanter les Furies. Elle convainc par son jeu d'acteur comme par sa capacité vocale. Son timbre velouté est doté d'une solennité qui s'impose intensément particulièrement dans le registre médian. Les descentes vers le registre bas sont remplies de gravité, et les montées ne sont jamais trop perçantes, mais maintiennent une rondeur sombre. Eurydice d'Ekaterina Protsenko, également impressionnante, fournit un appui dramatique et vocal à sa partenaire. Son timbre épais, brillant et expressif est capable de couvrir tout l'éventail des sentiments de l'exaltation de l'amour jusqu'à l'abîme du désespoir. En outre, le caractère perçant du timbre est souligné lorsqu'il entre en contact avec le timbre sombre de Vinnik. Miriam Kutrowatz incarne l'Amour hors convention. Krenn: «Notre Amour n'est pas gentil, mais vivant et même manipulateur.»* Il entre, en effet, en brisant le mur de la chambre d'hôpital (le même mur que plus tard déchirent les Furies) et inspire Orphée à entreprendre le voyage vers le monde des morts. La clarté de son timbre et l'éclat fier de la mélodicité du chant sont tout à tour séduisants, enchanteurs et défiants, embrassant à la plénitude la position équivoque du rôle. Il est suggéré que L'Amour sait déjà qu'il est impossible de récupérer entièrement d'Eurydice, puisqu'elle resterait dans un état végétatif.
Le chœur est donné un rôle central dans la production. Une sélection du membre du Chœur Arnold Schoenberg (dir. Erwin Ortner) apparaît sur scène premièrement comme amis et collègues d'Eurydice qui regrettent son accident et sa mort imminente et ensuite comme les Furies. Sur ce, Krenn et Tabakoff précisent que leurs habits de Furies s'agissent de la version exagérée (et grotesque) de leurs habits humains. Le chant reste vivant de bout en bout, valorisant l'unité sans omettre l'importance des couleurs vocales de chaque individu, et leur présence est un véritable appui dramatique.
Raphael Schluesselberg dirige l'ensemble spécialisant dans la musique baroque Bach Consort Wien. La direction démontre un soin considérable des textures sonores et des articulations. Les moments dramatiques qui se produisent des alternances entre les passages vifs et lents sont cohérentes et nettement marquées, permettant à la richesse émotionnelle et dramatique de revendiquer la pertinence de l'œuvre à l'heure actuelle. Comme l'explique Schluesselberg lui-même «La musique vient du drame». Une exécution, en effet, tout à fait adéquate pour la finalité de la mise en scène de représenter le voyage aux enfers comme voyage au fond de soi face au deuil de la mort d'un être cher.
* Les citations sont tirées de l'interview avec Philipp M. Krenn, Christian Andrè Tabakoff et le chef d'orchestre Raphael Schluesselberg intitulé «Musik aus dem Drama» (La musique vient du drame) dans le livret de programme. L'auteure traduit.