Schönberg et Strauss par Philippe Jordan et l'Orchestre philharmonique de Vienne capté au Musikverein
Philippe Jordan et l'Orchestre philharmonique de Vienne interprètent “La Nuit transfigurée” d'Arnold Schönberg et “Une symphonie Alpestre” de Richard Strauss, un concert capté le 17 janvier 2021 dans la salle légendaire du Musikverein et actuellement retransmis en ligne :
La série de concerts de l'Orchestre philharmonique de Vienne dirigé par Philippe Jordan, avec au programme La Nuit transfigurée (Verklärte Nacht) d'Arnold Schönberg et Une symphonie Alpestre (Eine Alpensinfonie) de Richard Strauss planifiée du 14 au 16 janvier 2021 a été remplacée par un enregistrement unique et sans public (actuellement retransmis) dans le cadre de l'initiative “Wir spielen für Österreich” à laquelle participaient de grandes voix telles que Jonas Kaufmann ou Ludovic Tézier.
L'ambiance nocturne du Musikverein (Maison de l'Union Musicale de Vienne) s'unit à la profondeur sonore dès le tout début de La Nuit transfigurée. Les violoncelles et les contrebasses assurent solidement la complexité et la mobilité de cette profondeur qui fonctionne dès lors comme une ancre pour la masse sonore et lui fournit l'impression d'un élargissement spatial. Dans la première partie “Sehr langsam-Breiter” (Très lent-étiré), l'articulation entre les violons et les violoncelles, ancrée sur la solidité de la basse, démontre un grand soin de la texture et dans un même temps l'intention de son flux et de son intensité. Dans la deuxième partie “Schwer betont” (Durement accentué), les violons et les violoncelles conversent de manière quasi contrapuntique avant de se fondre dans un dialogue lyrique, toujours imprégné des traces du poids dans la basse. La focalisation sur l'angoisse est dramatiquement manifeste dans le cri perçant des violons sur le registre haut. La troisième partie “Sehr breit und langsam” (Très étiré et lent), partie culminante et synthétique de la composition, articule de nouveau le poids de l'angoisse dans des échanges sensibles entre les violons et les violoncelles qui culminent dans l'éclat sonore d'une intensité formidable : une métaphore sonore tout à fait adéquate de la “transfiguration” de la nuit en “nuit transfigurée” par l'amour. L'exploitation des dynamiques dramatiques entre l'angoisse et la consolation, ainsi que les sommets et les abîmes sonores est exécutée avec patience et compréhension jusqu'aux dernières évaporations sonores.
Le soin apporté aux textures, à l’articulation et à la profondeur sonore se manifeste dans Une symphonie Alpestre par la Tonmalerei (procédé musical de la peinture sonore). L'ancrage dans la profondeur sonore se laisse remarquer déjà dans les deux cadres Nacht (Nuit) qui marquent le début et la fin de la composition. Les contrebasses et les cuivres collaborent pour assurer les tensions bouillonnantes dans la basse, fournissant une impression de dilatation spatiale qui souligne les dynamiques et l'épaisseur sonore des cordes et des vents. La montée de tension dramatique frôle le registre épique. Il est clair que la direction est pleinement consciente de l'importance du Sonnenaufgang (Lever de soleil) et de son jumeau Sonnenuntergang (Coucher de soleil). La valorisation de la dimension épique est également évidente dans Anstieg (Ascension) et Auf dem Gletscher (Sur le glacier). Les cuivres jouent notamment un rôle important dans le développement et la distribution des tensions. Ils renforcent le flux, l'épaisseur et l'éventail sonore des cordes dans le registre moyen et les montées vers le registre haut. Des traces wagnériennes sont mises en évidence dans le thème du héros qui soulignent stratégiquement et avec réussite le parallèle entre Anstieg et Abstieg (Élévation et Descente), ainsi que dans l'accumulation de tensions sonores qui éclatent en une représentation sonore adéquate de la grandeur de la nature avec l’Eintritt in den Wald (Entrée dans la forêt). Dans Auf dem Gipfel (Au sommet), l'effet d'élargissement spatial produit par des cordes dans le registre moyen est bien exploité au sein de la résonance éclatante des cuivres, rappelant Zarathoustra dans sa fierté et sa majesté. En outre, la direction est pleinement à même d'extraire la tendresse, la sonorité aérienne et transparente des cordes et des vents dans le registre haut : les ponctuations fines et précises des vents pendant le tremblement subtil des cordes dans Vision et Ausklang (Conclusion) évoquent une ambiance voilée et mystérieuse. Enfin, la totalité de la masse sonore s'impose sans hésiter au profit des explosions paroxystiques. Gewitter und Sturm (Orage et Tempête) est une démonstration de la musique comme à la fois analogue et défi contre la nature. Le registre bas, alternant entre la profondeur sonore ténébreuse sous-tendue par les contrebasses et des cacophonies apocalyptiques ponctuées par les percussions, justifie la grandeur majestueuse de l'âme humaine face à l'infini —ce que la direction musicale a bien compris et bien capté.