En Bref
Création de l'opéra
La Clémence de Titus provient d'une commande de Domenico Guardasoni, un impresario italien installé à Prague et chargé d'engager un compositeur pour le couronnement de Leopold II en tant que Roi de Bohème. Les célébrations devaient comprendre un opera seria dont la création était prévue spécialement pour le jour du couronnement, à savoir le 6 septembre 1791. Guardoni prend officiellement en charge la mission auprès de la Cour de Bohème par un contrat officiel stipulant spécifiquement le genre d'opéra ainsi qu'un rôle de premier plan pour un castrat virtuose, sans mentionner de livret au préalable. Guardoni a alors déjà en tête La Clémence de Titus, livret d'opéra de Pietro Metastasio (1734) déjà mis en musique par plus de quarante compositeurs. Le livret original de Métastase est toutefois remanié par le poète Caterino Mazzolà, poète à la Cour de Leopold II.
Guardoni contacte ainsi plusieurs musiciens, dont Antonio Salieri, qui s'est particulièrement illustré dans le genre de l'opéra italien à Vienne. Bien que ce dernier ait décliné l'offre, son statut de compositeur très prisé à la capitale autrichienne lui permet d'assister à la cérémonie officielle. L'impresario est par ailleurs déjà en lien avec Mozart depuis 1789, mais ce n'est que plus tard qu'il lui propose la commande pour cet opéra. Mozart a déjà triomphé à Vienne avec Les Noces de Figaro (représentées dans la capitale de bohème en 1786) et Don Giovanni (créé à Prague l'année d'après), tandis que sa réputation de compositeur écrivant ses œuvres dans des temps records le précède. Lorsqu'il accepte la commande, il est en pleine composition de La Flûte enchantée, un singspiel créé peu de temps après qu'il a honoré la commande pour la Cour de Prague. Il semblerait que la période de composition de La Clémence de Titus se soit étendue de la fin du mois de juillet 1791 jusqu'à la veille de la création (5 septembre 1791), Mozart étant arrivé pour les répétitions le 28 août malgré la maladie qui l'emportera trois mois plus tard.
Le 6 septembre 1791, l'opéra reçoit un accueil modéré lors de la soirée du couronnement de Leopold II. Ce n'est qu'au cours de représentations ultérieures – et en particulier le 30 septembre, alors que Mozart dirige la création de La Flûte enchantée à Vienne – que La Clémence de Titus rencontre un véritable succès. Cet opéra est resté l'une des œuvres les plus triomphantes de Mozart, et ce y compris après la mort du compositeur en 1791. Dès 1796, La Clémence est données dans les plus grands théâtres de la sphère germanique, puis au King's Theater de Londres en 1806 (c'est alors le premier opéra de Mozart représenté dans la capitale anglaise) avant de conquérir l'Italie (Naples en 1809), la France (Paris en 1816) et la Russie (Saint-Pétersbourg en 1817). Il tombe pourtant en désuétude vers 1830, avant de revenir au répertoire lors de la redécouverte du style classique au milieu du XXème siècle.
Clés d'écoute de l'opéra
L'opera seria chez Mozart : entre respect de la tradition et modernité des procédés dramatiques et musicaux
Genre noble par excellence, l'opera seria reste encore très présent dans les productions lyriques de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, avec des compositeurs contemporains de Mozart tels que Joseph Haydn, Antonio Salieri ou encore Domenico Cimarosa. Par opposition à l'opera buffa, l'intrigue repose sur des intrigues mythologiques ou historiques et met en avant les affects des personnages dans les airs solistes des personnages, tandis que l'action est essentiellement enclenchée dans les récitatifs. Les antécédents de Mozart dans l'opera seria remontent à la décennie 1770 avec Mitridate (1770), Lucio Silla (1772), Il re pastore (1775) et Idomeneo (1781). Dix ans après, Mozart revient à ce genre opératique et trouve dans La Clémence de Titus un équilibre entre tradition et modernité, comme un véritable aboutissement de l'esthétique classique du XVIIIe siècle.
Mozart semble opérer un retour à une structure opératique plus traditionnelle que dans ses précédents ouvrages lyriques, notamment en revenant à une forme d'opéras à numéros alternant récitatifs secs (seulement accompagnés par une basse continue) et airs, selon les goûts du futur monarque de Bohème. La Clémence de Titus s'inscrit dans la tradition du bel canto italien de l'opera seria avec les rôles virtuoses de Vitellia, Sextus et Titus, tout en respectant l'alternance d'airs et de récitatifs typique de l'opéra italien baroque. Plusieurs récitatifs auraient ainsi été composés par l'élève de Mozart, Franz Xavier Süssmayr. À l'instar de ses contemporains, Mozart s'émancipe de la forme traditionnelle de l'aria da capo (une première partie A, une deuxième partie B contrastante et le retour varié de la première partie A') vers le rondò (forme à refrain). Si l'aria da capo subsiste sous une forme légèrement modifiée, Mozart le réserve davantage pour des moments dramatiques plus statiques, notamment lorsque le personnage est dans une impasse. C'est le cas de Titus lorsqu'il apprend que l'auteur du complot était Sextus (« Se all'impero, amici dei », acte II) ou encore pour l'air de Servilia (« S'altro che lacrime », acte II) dans lequel elle avertit Vitellia que ses larmes pour Sextus sont vaines si elle n'agit pas pour le sauver. À l'inverse, la forme du rondò, utilisée à deux occasions (dans l'air de Sextus « Deh per questo istante » et celui de Vitellia « Non più di fiori » à l'acte II), oriente davantage l'opéra dans une perspective dramatique et musicale nouvelle où les procédés de développement et de contraste sont pleinement exploités pour illustrer le parcours psychologique des personnages.
Bien que souvent réduit par la critique à une œuvre composite créée dans la hâte, La Clémence de Titus reste un opéra typiquement mozartien dans l'exploration de la psychologie des personnages et l'expression intime de leurs sentiments. Si le cahier des charges pour cet ouvrage n'autorisait à Mozart aucune fantaisie pour une occasion aussi solennelle, ce sont surtout dans les airs des trois personnages principaux et dans la relation entre Vitellia et Sextus que le compositeur a pu donner libre cours à son génie musical, et en particulier via une écriture orchestrale subtile. De même que pour Così fan tutte (1790), Mozart condense l'action à travers des récitatifs secs afin de développer davantage l'orchestration des airs : l'un des rares récitatifs accompagnés de l'opéra est confié à Sextus, dans le récitatif précédant son crime (« Oh Dei, che smania è questa », fin de l'acte I). Par ailleurs, le compositeur assigne des instruments « obligés » (instrument accompagnant du début à la fin une pièce en contrepoint à la partie vocale) dont l'émergence est propre à la période classique comme la clarinette dans l'air « Parto, Parto » de Sextus (acte I) ou le cor de basset dans l'air « Non più di fiori » de Vitellia (acte II). Dans ces deux airs de bravoure, l'instrument obligé anticipe par moments les phrases vocales comme le réels moteur de l'action : face à l'infaisable pour Sextus ou l'inavouable pour Vitellia, c'est l'instrument qui enclenche le processus de réflexion, renouvelant considérablement un procédé musical assez ancien.
La grande modernité de La Clémence de Titus en tant qu'opera seria réside également dans l'écriture des ensembles. Pour déjouer l'alternance systématique entre grands airs solistes et récitatifs secs, le livret de Métastase fut remanié par Mazzolà pour aménager plus d'ensembles, rendre les récitatifs plus efficaces et développer la dramaturgie jusqu'à la condamnation de Sextus. Au final, seuls huit numéros de Métastase demeurent en l'état : le premier air de Vitellia (« Deh se piacer me vuoi », acte I) ; le chœur « Serbate, o dei custodi » ; les trois airs de Titus (« Del più sublime soglio » et « Ah, se fosse intorno al trono » acte I, « Se all'impero, amici dei » au deuxième acte) ; l'air de Sextus « Parto, Parto » (acte I) ; l'air de Publius « Tardi, s'avvede » (acte II) et l'air de Servilia « S'altro che lacrime » (acte II).
L'un des tours de force de Mozart consiste à mettre en avant tous les enjeux dramatiques de chaque personnage, conserver l'identité vocale propre à ses personnages sans gêner la cohérence musicale de l'ensemble. À cet égard, le finale de l'acte I avec les entrées successives des différents personnages (qui commence par le récitatif accompagné « Oh Dei, che smania è questa » de Sextus) condense à lui seul le nœud du drame, la tension dramatique étant à son comble au moment où tous pensent que Titus est mort. La force de ce premier finale réside dans le contraste entre la première partie dans un tempo rapide correspondant à la panique des différents personnages et le tempo lent de déploration suite à l'annonce de la mort de Titus, à contre-courant de l'effet d'accélération constante plus souvent prisé pour conclure un acte. Ce phénomène de volte-face est autant marqué par les modulations que par les modes de jeux que Mozart met en œuvre pour figurer toute l'horreur des personnages. L'importance des ensembles n'est pas en reste dans l'acte I (notamment dans les duos Sextus-Vitellia et Annius-Servilia) et reste également manifeste sur l'ensemble de l'acte II, lorsque Sextus se fait arrêter par Publius chez Vitellia (« Se al volto mai ti senti »), et lorsque Titus s'entretient avec Sextus en présence de Publius (« Quello di Tito è il volto ! »).