En Bref
Création de l'opéra
De succès éclatants en succès interrompus
Après le succès rencontré par Les Noces de Figaro, l'Empereur Joseph II, protecteur de Mozart, lui commande un opéra buffa. Il fixe le thème inspiré d'un évènement réel qui avait amusé tout Vienne : deux officiers à Trieste avaient échangé leurs femmes. Livret et partition sont écrits en un mois, en décembre 1789. Une répétition de l'opéra a lieu chez Mozart lors du réveillon de l'année 1790 et au théâtre de Vienne le 21 janvier suivant (probablement avec Haydn dans le public).
La création de l'opéra le 26 janvier 1790 au Burgtheater de Vienne est un grand succès. Hélas la mort de Joseph II le 20 février entraîne la fermeture des théâtres pour deuil. À la réouverture des salles en avril, Cosi fan tutte n'aura que quatre représentations supplémentaires.
Une opération rentable
Mozart avait un train de vie élevé et les maigres émoluments qu'il recevait pour ses leçons étaient loin de lui suffire. À l'inverse, il perçoit la somme rondelette de 450 gulden pour la composition de ses opéras L'Enlèvement au Sérail (1782), Les Noces de Figaro (1786), La Clémence de Titus (1791) ainsi que Cosi fan tutte(1790). Cela représente presque un tiers du prix de son bel appartement viennois.
Une collaboration légendaire
Après Les Noces de Figaro (1786) et Don Giovanni (1787), Cosi fan tutte qui date de 1790 est la troisième collaboration entre Mozart et le poète impérial successeur du grand Métastase : Lorenzo da Ponte, son librettiste (auteur des textes d'opéras). La qualité de ces trois opéras entrés au panthéon de l'art lyrique repose sur l'association magistrale d'un génie musical et d'un maître du théâtre sachant alterner le bouffon au dramatique dans une grande économie de moyens. La collaboration da Ponte-Mozart reste parmi les sommets de l'histoire, aux côté des duos Lully et Quinault, Meyerbeer et Scribe, Francesco Maria Piave et Verdi, Richard Strauss et Hofmannsthal, Illica avec Giacosa pour Puccini, Henri Meilhac avec Ludovic Halévy pour Offenbach, etc.
Alors que Mozart et da Ponte choisissent des sujets littéraires existants pour leurs deux premières collaborations (Le Mariage de Figaro par Beaumarchais et le Don Juan par Tirso de Molina), l'inspiration originale de Cosi fan tutte est presque mythique : il s'agirait d'un incident ayant réellement eu lieu et soufflé à da Ponte par l'empereur Joseph II lui-même. Toutefois, le librettiste propose d'abord ce sujet au compositeur Salieri (qui a depuis été dépeint en ennemi juré de Mozart) mais qui a abandonné rapidement le projet.
Clés d'écoute de l'opéra
Un thème répandu de l'Antiquité à nos jours
Les quiproquos et supercheries avec des déguisements et travestissements remontent jusqu'à l'Antiquité, notamment aux Métamorphoses d'Ovide et ils firent les beaux jours de la Commedia dell'arte. Les échanges d'épouses en vue de tester la fidélité amoureuse rappellent aussi les pièces de Marivaux ou le théâtre de Boulevard.
L'art mesuré des symétries
Le génie de Mozart est fondé sur la perfection des symétries. La base de sa musique est la suivante : deux fois deux temps forment une mesure, deux fois deux mesures forment une phrase et les phrases marchent par deux. De même dans Cosi, trois personnages masculins (les deux officiers Ferrando, Guglielmo et leur ami Don Alfonso) répondent à trois personnages féminins (les sœurs Dorabella et Fiordiligi avec leur servante Despina) et ils ont chacun une aria dans chaque acte. Les officiers et les sœurs fonctionnent par paires et leurs caractères sont similaires (jusqu'à ce que leurs amours les distinguent quelque peu à la fin de l'Acte 2).
Une moquerie du “magnétisme animal”
Le magnétisme animal est une théorie fumeuse de la fin du XVIIIe siècle qui eut pourtant une influence considérable en son temps. Développée en 1773 par le médecin allemand Franz-Anton Mesmer, cette pseudo-science postulait l'existence d'un fluide emplissant l'univers et reliant les hommes entre eux. Ce fluide pouvait soi-disant être contrôlé par un magnétiseur afin de chasser les maladies. Dès 1784, la Faculté de Médecine de Paris se moque de cette théorie absurde, mais cela n'empêche pas Mesmer d'accumuler une grande fortune, la bonne société de l'époque se pressant pour le consulter. Mesmer met notamment ses richesse au service de son goût pour la musique. Il commande ainsi à Mozart, âgé de douze ans, son second opéra Bastien et Bastienne. Lorsque le compositeur autrichien entame Cosi fan tutte vingt-deux années plus tard, il ne doit plus rien à Mesmer et il en profite pour ridiculiser ses pratiques : Despina travestie en médecin prétend ainsi sauver Guglielmo et Ferrando qui, déguisés en soldats, font mine de s'être empoisonnés à l'arsenic par désespoir face aux refus amoureux de Fiordiligi et Dorabella.
Retours de thèmes musicaux
Mozart annonce le thème de l’infidélité féminine dès le début de l’opéra, mais l’auditeur ne s’en rend compte qu’à l’approche du dénouement. En effet, le motif par lequel l’œuvre commence est repris à la fin du second acte, cette fois chanté par Don Alfonso avec les paroles “Cosi fan tutte” (“Elles font toutes ainsi”). Le compositeur confirme ainsi que la frivolité féminine est comme annoncée dès le début, telle une menace et une évidence pesant sur les couples amoureux. Mozart est coutumier de ces thèmes qui reviennent au sein d’un opéra ou même à travers différents opus. Le presto qui suit les premières mesures de l’ouverture multiplie ainsi les motifs et l’un deux sera repris dans le premier trio des Noces de Figaro, lorsque Basilio chante précisément … “Cosi fan tutte le belle”. Sans doute, le plus célèbre de ces exemples d’auto-citation se situe-t-il à la fin de l’Acte II dans Don Giovanni, lorsque le petit orchestre placé sur scène pour divertir le dernier banquet interprète l'air de Figaro “Non piú andrai”, œuvre créée l'année précédente. Leporello réagit ironiquement à cet air, chantant : “Questa poi la conosco pur troppo” (Cet air, je ne le connais que trop bien).
Un orchestre narratif
Une fois le livret écrit et les mélodies composées avec des accords esquissés, le compositeur d’un opéra s’attelle à l’instrumentation et à l’orchestration, c’est-à-dire au choix des instruments pour interpréter chaque ligne ainsi qu'à l’accord des instruments entre eux. L’instrumentation de Cosi se fait remarquer par une omniprésence des clarinettes ainsi que des dialogues innovants et puissants (entre flûtes et bassons dans le premier Finale ou bien telle une Sérénade pour vents avec hautbois, clarinettes, bassons et cors dans “E amore un ladroncello”). Mozart est célèbre pour la rapidité et la qualité de sa composition, et notamment de son orchestration, choisie selon l’équilibre des timbres mais participant aussi à révéler le sens de l’intrigue. Ainsi, les dialogues piano entre les bois (notamment les mélodies qui passent des flûtes, aux hautbois, clarinettes, puis bassons) sont-ils interrompus brutalement par des accords forte, sans doute pour figurer la frivolité féminine condamnée par les personnages masculins. Dans le même esprit, le premier duo des sœurs est tout en sensualité, suivi par un récitatif presque banal, illustrant la passion amoureuse refroidie par la contrainte du mariage.
Un opéra d’ensembles
Dans un renversement de la hiérarchie habituelle, il y a plus d’ensembles que d’airs solo dans Cosi fan tutte : quinze ensembles et deux finali contre douze airs. Mozart confirme ainsi sa maîtrise éblouissante de la mécanique du chant, multipliant comme autant de tours de force imposés les duos, trios, quatuors, avec presque l’intégralité des associations possibles entre les personnages. Ces ensembles prennent des proportions inouïes, comme avec les trois trios du début qui ne font presque qu’un seul et unique ensemble démesuré, à peine interrompu par de brefs récitatifs.