En Bref
Création de l'opéra
Monteverdi écrit L'Orfeo à l'occasion de l'ouverture du Carnaval de Mantoue de l'année 1607, obéissant à une commande spécifique du fils aîné du Duc Vincenzo Gonzaga de Mantoue, dont il était maître de musique de chambre depuis 1590 et maître de chapelle depuis 1601. Le fils du Duc, Francesco, prend en charge la gestion de l'exécution de l'œuvre : dès le mois de janvier 1607, celui-ci demande à son frère Fernandino, alors établi à la Cour de Florence, d'engager un excellent chanteur castrat pour une pièce musicale destinée aux festivités du Carnaval. Il semblerait par ailleurs que le poète Alessandro Striggio ait commencé la rédaction du livret de l'opéra à la même période.
Jusqu'à présent, Monteverdi était surtout connu à la Cour pour ses livres de madrigaux et pour son ballet Les Amours de Diane et d'Endymion, composé pour le Carnaval de 1604-1605. Ainsi, L'Orfeo est le premier opéra de Monteverdi. L'opéra est en effet alors un genre poétique et musical nouveau, apparu à Florence au début du XVIIe siècle. Cette commande peut ainsi être considérée comme un exemple montrant la volonté du Duc de faire de Mantoue un centre important de l'avant-garde artistique de l'Italie du XVIIe siècle, rivalisant avec les académies et camerate de Florence ou de Rome.
L'Orfeo fut donné une première fois au sein du Palais ducal de Mantoue, dans les appartements de la sœur du Duc, Margherita Gonzaga d'Este, le 24 février 1607. Peu de sources subsistent sur la réception de l'opéra au cours de cette première représentation en comité réduit, essentiellement constituée des intellectuels de l'Académie des Invaghiti de Mantoue et de quelques privilégiés de la Cour. L'opéra est redonné le 1er mars de la même année, et manque d'être repris à l'occasion de la visite du Duc de Savoie à la Cour de Mantoue (celle-ci ayant été annulée, la troisième représentation de l'opéra est avortée). Le livret d'Alessandro Striggio est publié en 1607, mais il faut attendre 1609 pour que la musique de Monteverdi soit publiée, cette fois-ci à Venise. Une deuxième publication voit le jour à Venise en 1615, témoignant également de la circulation de l'œuvre au-delà de la Cour de Mantoue.
L'Orfeo tombe dans l'oubli dans les années 1650 suite à la mort de Monteverdi en 1643 et ne sera redécouvert qu'à la fin du XIXe siècle : une première édition critique de Robert Eitner paraît en 1881. C'est sous l'impulsion de Vincent d'Indy que l'opéra est à nouveau représenté en version concert – certes partiellement, à savoir l'acte 2, et des extraits des actes 3 et 4 – le 24 février 1904 à la Schola Cantorum de Paris. La première version scénique moderne de L'Orfeo est quant à elle donnée le 2 mai 1911 au Théâtre Réjane sous la direction de Marcel Labey. Par la suite, l'opéra investit les théâtres lyriques au cours du XXe siècle et connaît ses premières versions sur instruments d'époque après la seconde guerre mondiale, jusqu'à devenir l'un des rares opéras ayant marqué la naissance du genre à être encore joué aussi régulièrement au monde.
Clés d'écoute de l'opéra
La naissance de l'opéra dans l'Italie du XVIIe siècle
L'émergence du genre de l'opéra en tant que drame dont l'intégralité du texte est chanté est à replacer dans le contexte de l'Italie à la fin de la Renaissance, dans l'émulation des cercles humanistes de Florence et Rome. Nombre de cercles réunissant intellectuels, poètes et musiciens commencent à fleurir sous le nom d'académie ou de camerata à partir des années 1570 : à Florence, l'un des cénacles les plus importants est la camerata Bardi, du nom du comte Giovanni Bardi. Ainsi, la Dafne de Jacopo Péri (1598), dont la musique est à présent perdue, est le premier opéra connu et constitue le premier modèle de l'opéra tel qu'il fut conçu à Florence. Par ailleurs, Rome suit très vite les innovations musicales et dramatiques nées à Florence sous la plume d'Emilio de Cavalieri avec le premier opéra romain créé en 1600, la Représentation de l’âme et du corps (La Rappresentatione di anima e di corpo), qui donnera bientôt naissance au genre de l'oratorio (genre mettant en exergue le métaphysique, le religieux). Les frères Antonio et Francesco Barberini, neveux du pape Urbain VIII et cardinaux dans la ville éternelle, comptent parmi les premiers à lancer l'industrie de l'opéra en faisant construire le théâtre des quatre fontaines, qui resta pendant un temps l'un des plus grands théâtres de Rome avec ses 3000 places. En 1637, le premier théâtre lyrique public et payant est inauguré à Venise sous le nom de Théâtre San Cassiano.
Parfois qualifié à tort comme le premier opéra de l'Histoire, L'Orfeo de Monteverdi s'inscrit en réalité dans la nouvelle mouvance artistique qui marque l'Italie à l'aube du XVIIe siècle. Les compositeurs de l'académie florentine, et en particulier ceux de la camerata Bardi, prônent un nouveau style musical fondé non plus sur la polyphonie de la Renaissance, mais sur une écriture de chant soliste permettant une meilleure intelligibilité du texte chanté. Dans l'élan du courant humaniste qui parcourt toute l'Europe à la fin du XVIe siècle, la redécouverte des sources littéraires antiques amène les musiciens à penser une forme de récitation chantée (recitar cantando ou parlar cantando) fondé sur un idéal de la musique de l'Antiquité. Le livret de Striggio s'inscrit également dans la lignée des opéras précédents : que ce soit à travers Dafne et Euridice de Péri ou L'Orfeo de Monteverdi, les thèmes des premiers opéras célèbrent le pouvoir de la musique à travers le mythe du musicien demi-dieu en prenant source dans les Métamorphoses d'Ovide ou encore dans les Géorgiques de Virgile. Pour autant, la création du genre musical de l'opéra est plus proche de l'esthétique baroque que de celle de la Renaissance, dans la mesure où l'opéra met en avant les passions et les affects individuels à travers le chant monodique (à une voix).
Un opéra entre tradition et modernité
« Fable en musique » (littéralement favola in musica) à la frontière de plusieurs genres musicaux tels que le madrigal, la sinfonia et le recitar parlando, L'Orfeo de Monteverdi continue le travail sur l'écriture vocale en recitar cantando amorcée par Péri tout en s'émancipant progressivement du style musical voulu par Florence et Rome. Le recitar cantando de Péri est particulièrement présent au cours de l'acte I et au début de l'acte II, et évolue rapidement vers un style vocal plus orné et lyrique. Plus encore que chez Péri ou Cavalieri, l'esthétique italienne du beau chant (le bel canto) émerge véritablement dès ce premier opéra de Monteverdi à travers les ornements : aux interventions de la Messagère annonçant la terrible nouvelle de la mort d'Eurydice à l'acte II s'oppose l'air d'Orphée « Possente spirto » (acte III), dont les strophes sont variées au fur et à mesure dans le but de charmer Charon. Monteverdi met ainsi en avant deux styles d'écritures vocales monodiques qui seront constitutifs de l'opéra, alors même que le genre n'est pas encore codifié : d'un côté, le recitar parlando, qui donnera par la suite le style récitatif au débit proche de la voix parlée, de l'autre l'air caractérisé par une forme de lyrisme et une vocalité dominant le texte.
La musique chorale et instrumentale tient également une place importante dans L'Orfeo : ces passages contrastent ainsi avec les interventions chantées monodiques, les ritournelles orchestrales ou les intermèdes du chœur, dont l'écriture reste encore assez proche des madrigaux de la Renaissance. Monteverdi s'était déjà illustré dans ce genre polyphonique et était déjà à l'origine de plusieurs innovations, en particulier à partir de son Cinquième livre de Madrigaux (1603) dans lequel apparaissent la basse continue (accompagnement instrumental égrenant les accords par un instrument à clavier et la basse par un instrument monodique grave) ainsi qu'une écriture harmonique explorant davantage les dissonances. Un autre élément fondamental de l'opéra réside dans la richesse de l'instrumentarium (effectif instrumental), qui illustre tantôt l'univers pastoral pendant la célébration du mariage à venir (actes I, II et V) avec une orchestration mettant en avant les cordes et les flûtes, tantôt la catabase (la descente aux enfers, sujet récurrent de la littérature mythologique) des acte III et IV par des timbres plus sombres des cornets, trombones et de l'orgue régale. L'Orfeo de Monteverdi opère ainsi une synthèse des styles de ses prédécesseurs (que ce soit chez les polyphonistes de la Renaissance ou chez les compositeurs du nouveau genre lyrique de l'opéra) tout en proposant des innovations musicales personnelles.