L'Énéide à l'Opéra
L'Énéide écrite par Virgile trois décennies avant Jésus-Christ (trois-quarts de millénaire après Homère) relate en près de 10.000 vers l'histoire d'Enée, fils de Vénus et du noble Troyen Anchise, et son voyage le menant vers la fondation de Rome. Le début de ce voyage et de notre série, commence donc logiquement par la guerre et la chute de Troie (en Asie mineure), où Enée prend part aux combats avant de s'enfuir pour la ville de Carthage (en Afrique du Nord), résidence de la Reine Didon à laquelle nous consacrerons bien entendu plusieurs épisodes.
Les Troyens de Berlioz Grand Opéra s'il en est, est si grand qu'il en réunit même deux : La Prise de Troie d'après L'Iliade d'Homère et, d'après la suite qu'est L’Énéide de Virgile, Les Troyens à Carthage. D'ailleurs, seule cette seconde partie (actes III, IV et V de l'opus entier) est d'abord créée, le 4 novembre 1863 au Théâtre lyrique à Paris et il faudra ensuite attendre le 6 février 1920 pour que l'intégralité de l'œuvre soit enfin représentée en une seule soirée, au Théâtre des Arts de Rouen.
La seconde partie Les Troyens à Carthage est consacrée à Didon, tandis que La Prise de Troie est dédiée à la figure féminine de Cassandre (que vous pouvez retrouver dans notre série sur L'Illiade).
Cet extrait constitue le début de L'Énéide, au moment où Cassandre (ici incarnée par Anna Caterina Antonacci) et les Troyennes en appellent à Enée pour qu'il perpétue la lignée de ce peuple sacré. "Sauve nos fils, Énée ! Italie ! Italie !" scandent en chœur les femmes sur le point d'être assassinées par les Grecs.
L'histoire d'Achille et Polyxène se situe pendant la guerre de Troie donc durant les événements narrés par L'Iliade dont L'Énéide n'est pas seulement la suite puisant toute son inspiration : l'œuvre de Virgile fait plusieurs analepses (flash-back) et évocations revenant dans l'œuvre d'Homère. Énée retrouve ainsi Andromaque à Buthrote (aujourd'hui en Albanie) où l'ancienne épouse du fameux héros Hector tente de reconstituer la ville Troie.
Dans cet opéra, Andromaque évoque l'amour entre sa belle-sœur Polyxène (celle-ci étant la sœur d'Hector ainsi que de Cassandre, de Déiphobe et de Pâris) et Achille. Un amour tragique car Achille tuera Hector, avant de mourir, entraînant le suicide de Polyxène.
Une autre tragédie résonne à travers les siècles : entre la mort d'Achille (fragile du talon) et celle du compositeur Lully, qui décède après s'être frappé le pied avec son bâton de direction : ce qui l'empêche d'achever cet opéra. L'opéra, tragédie en musique en un acte, fut terminé par Pascal Colasse, Jean-Baptiste Lully ayant perdu la vie le 22 mars 1687. Toujours d’après L’Énéide de Virgile, le livret fut écrit par Jean Galbert de Campistron.
L'air d'Achille est un virage marquant dans les deux histoires légendaires de L'Illiade et de L'Énéide. Il s'agit du moment où, après sa revanche sur Hector, Achille (ici interprété par le haute-contre Reinoud van Mechelen) hésite à se battre contre les Troyens avec Agamemnon qui lui a dérobé sa bien-aimée Briséis. "Quand après un cruel tourment, L'hymen succède Aux tendre désirs d'un Amant, Que le trouble qui précède Ce bien heureux moment Est doux et charmant! Mais, on vient en ces lieux, ma surprise est extrême; C'est Agamemnon lui-même." Si le Roi des Grecs n'était pas apparu à ce moment, qui sait ce qui serait advenu de la cité de Troie, de la quête d'Enée, de la Rome Antique, de l'Italie, de l'opéra ?
Principalement connu pour Richard Cœur-de-Lion (qui deviendra un cri de ralliement pour l'Ancien Régime durant la Révolution), André Grétry s'était essayé quatre ans avant cet opéra-comique, en 1780, à la tragédie lyrique avec Andromaque. Mettre en musique non seulement L'Iliade d'Homère et L'Énéide de Virgile, mais telles que reprises dans une fameuse tragédie de Racine, fut un défi de taille pour le compositeur André Grétry. La pièce inspiratrice aux 1.648 alexandrins est une ode et incantation à l'épouse et à la mère modèle : Andromaque, veuve du regretté Hector mort au combat pendant la guerre de Troie, qui doit convaincre Pyrrhus (fils d'Achille) de ne pas livrer son fils Astyanax aux Grecs : elle ira jusqu'à s'offrir à Pyrrhus pour sauver la vie de son fils.
Mais l'histoire d'Andromaque se poursuit dans L'Énéide de Virgile, au livre III : Énée arrive alors en Epire, dans l'Albanie actuelle. La princesse est devenue l'épouse du frère du défunt Hector, Hélénus. Cette union imposée par Pyrrhus auquel Andromaque fut donnée en esclavage après la chute de Troie, prend un tout autre visage lorsque Pyrrhus est assassiné par Oreste, Andromaque ayant eu des enfants avec Pyrrhus, elle devient régente. C'est à ce moment que débarque Énée sur les rivages de la cité : Andromaque tente d'y reconstituer Troie, comme Énée voudra reconstituer Troie en Italie, fondant Rome.
L'Air du Jour se situe à un tournant de l'histoire d'Andromaque et des Troyens, celle-ci se recueillant sur la tombe de son époux Hector une ultime fois, avant céder et de donner sa main à Pyrrhus. Oreste amené au même moment par les Grecs armes à la main s'engage dans un combat mortel contre Pyrrhus qui venait de reconnaître Astyanax, fils d'Andromaque (interprété ici par la mezzo-soprano Karine Deshayes), comme le Roi légitime des Troyens.
Après s'être arrêté chez Andromaque, Énée poursuit son voyage vers l'Italie. Comme Ulysse dans L'Odyssée (sujet de notre précédente série), il affronte maints périples dont Charybde et Scylla sur la Méditerranée, avant d'aborder la Sicile près de l'Etna et d'échapper de peu à la colère du cyclope Polyphème. Anchise, père d'Enée, finit par dépérir devant tant d'insupportables épreuves. Enée reprend la mer une nouvelle fois avant de tomber dans la tempête qui l'emportera jusqu'à Carthage, chez la Reine Didon. Débarquant à peine, Enée suit les conseils d'une nymphe déguisée en Vénus (mère du héros) pour partir dans les bois. La déesse de la beauté use d'un stratagème et de son Cupidon, Dieu de l'Amour, pour faire tomber Enée et Didon amoureux.
Dans l'opéra en un prologue et cinq actes (comme le veut la tragédie) de Desmarest, Didon est promise à un autre homme nommé Iarbe, Roi des Gétules (en Algérie actuelle) et fils de Jupiter. Le Dieu des Dieux, appelant son fils Mercure à convaincre Enée de reprendre son voyage, finira par le convaincre, ce qui poussera Didon au suicide. Véritable tragédie en musique, Didon fut donné pour la première fois en 1705, et ce n'est qu'en 10 juillet 1999, avec Les Talens Lyriques de Christophe Rousset, que la première reprise moderne de l'opéra sera proposée au Festival de Beaune.
Dans cet extrait de cette reprise de 1999, deuxième scène de l'acte deux, Iarbe, Roi des Gétules, en appelle à son père pour qu'il le venge de l'affront que vient de commettre Didon en le repoussant et en préférant Enée. "Il faut punir qui nous offense, cherchons ce Troyen trop heureux". Il déclame son sang divin "Hélas croira t'on sur la terre que je suis le fils du Dieu qui lance le tonnerre", sa filiation avec le Dieu des Dieux qui fera de lui un homme vengé. Il obtiendra gain de cause puisque finalement, Enée reprendra sa quête et Didon mourra de tristesse.
Les Troyens de Berlioz reprennent aussi le fil de cette histoire, avec la Nuit d'ivresse et d'extase infinie entre Énée et Didon, mais une nuit tragique car leur dernière : Enée, rappelé à son destin (de fonder l'Empire Romain) par les Dieux partira, signant la tragique fin de cette amour et de Didon. Mais avant cela les deux amants nous rappellent les épisodes évoqués dans un précédent dossier et une série d'Airs du Jour, "Par une telle nuit, fou d’amour et de joie Troïlus vint attendre aux pieds des murs de Troie la belle Cressida."
Didone abbandonata (Didon abandonnée) est un Dramma per musica sur un livret de Francesco Algarotti d'après Metastasio (le fournisseur quasi-officiel de textes d'opéra en son temps, son travail sur ce mythe de Didon abandonné ayant même été mis en musique par une demi-centaine de compositeurs). Outre Porpora (1725), ou Leonardo Vinci (1726) Johann Adolph Hasse s'y penche à son tour, en 1742, pour retracer le terrible départ d'Enée abandonnant Didon à Carthage pour aller fonder Rome.
Dans cet air, intitulé "Ah non lasciarmi, no" ("Ah ne me quitte pas, non"), Didon, peut-être très lointaine inspiratrice de Jacques Brel, a finalement compris les intentions de son amant en remarquant qu'il s'enfuit déjà. La mezzo-soprano Stefanie Iranyi incarne l'héroïne tragique dans un sommet de l'opéra.
"Ah ne me quitte pas, non, ma belle idole ; À qui ferai-je confiance si tu me trompes ? La vie me manquera, je ne te dirai pas : adieu, Je ne pourrais pas vivre parmi tant de soucis !"
L'opéra La Didone de Francesco Cavalli (héritier artistique de Monteverdi), créé à Venise en 1641, retrace L'Énéide depuis le départ d'Énée fuyant la chute de Troie, jusqu'au départ d'Énée de Carthage où il est tombé amoureux de Didon. Tout comme Ulysse (dont Monteverdi a célébré le retour à la fin de notre précédente double série sur L'Iliade et L'Odyssée), Énée doit poursuivre son voyage malgré toutes les tentations qui l'incitent à rester, mais si Ulysse retrouve son royaume et son épouse, Énée lui, fuit sa bien-aimée Didon pour suivre son destin (fonder Rome).
Dans cet extrait, Didon comprend qu'Enée va bientôt l'abandonner à son sort malgré toutes les épreuves et les étreintes qu'ils ont vécues ensemble. L'opéra est ici interprété par Les Arts Florissants sous la direction de William Christie dans une mise en scène de Clément Hervieu-Léger au Théâtre de Caen en octobre 2011. Didon préfigure sa mort prochaine : "En égorgeant la fidélité, la raison, tu donnes la mort à Didon", et en dénonçant à Enée lui-même la trahison qu'il va bientôt lui infliger.
Didon et Énée (Dido and Æneas) est un opéra baroque anglais en un prologue et trois actes d'Henry Purcell (1659-1695). Pour le livret, Nahum Tate (1652-1715), le « poète lauréat » (c'est-à-dire poète officiel) du monarque William III, a adapté sa tragédie Brutus of Alba, or The Enchanted Lovers (1678), elle-même basée sur le quatrième chant de L'Énéide. Ce chant raconte l'idylle entre Didon et Énée, le départ de ce dernier et la mort de Didon.
Cet air est l'un des plus connus de l'opéra de Purcell (et de l'opéra en général) : après le départ d'Énée, Didon, ici interprétée par la mezzo-soprano Lorraine Hunt, se donne la mort dans le lamento d'une infinie tristesse "When I am laid in earth" ("Quand je reposerai dans la terre"). Elle prie son amie Belinda de se souvenir de son image mais pas de son destin tragique (« Remember me, but ah! forget my fate »). Les vocalises pour appuyer le mot « laid » (reposée), les ports de voix sur « trouble », et les notes répétées sur « remember me », sont autant d'appuis musicaux qui traduisent l'insistance de sa demande et le caractère inéluctable de son destin.
La mythologie romaine s'inspire habilement de la mythologie grecque grâce à Virgile (qui fait du Troyen Énée le lointain fondateur de l'Italie). Dans son parcours, L’Énéide, le héros a quitté Carthage et Didon, et se retrouve dans le Latium, terre qui sera celle de ses descendants Romulus et Rémus. Turnus, roi des Rutules d'Ardée, personnage important de L'Énéide s'oppose à l'installation du Troyen Énée et de ses compagnons dans le Latium. Il se confronte à Camille dans un combat mortel dont elle sortira victorieuse : d'où le titre de l'opéra "Il trionfo di Camilla" ou en français : "Le triomphe de Camille" composé par Giovanni Bononcini, sur un livret de Silvio Stampiglia, créé au Teatro San Bartolomeo de Naples en 1696.
Dans cet air situé au premier acte, Camille vient de décrocher son premier succès. En effet, celle-ci grimée en bergère Dorinda s'introduit chez les Volsques, royaume qui fut un jour dérobé par les Latins à son père, le roi Metabo. Elle sauve le prince Prenesto d’un sanglier, celui-là tombe amoureux de la princesse et il n'est autre que le fils du Roi des Latins, Latino. Camilla se félicite alors ("Mi lusingo" ou en français "Il me flatte") et son âme espère l'amour : "l'alma spera".
Après toutes les péripéties d'Énée, la fin approche : le héros venu de Troie va mener vers la fondation de Rome, notamment en épousant Lavinie, fille de Latinus, Roi des Latins. Celle-ci est toutefois promise au roi des Rutules, Turnus, mais le père rompt les fiancailles de sa fille après un rêve lui annonçant la venue prophétique d'un étranger.
Cette histoire est retracée par l'opéra Énée et Lavinie, créé par Pascal Colasse à l’Académie royale de musique en 1690.
Dans cet air, Enée, incarné par le haute-contre Reinoud van Mechelen, est finalement aux côtés de Lavinie. Vénus descend de l'Olympe parmi les mortels pour célébrer leur union. Elle lui présente les armes divines, offertes par son époux Vulcain (Dieu des forgerons) qui l'accompagneront jusqu'à la fin de sa quête de la fondation de Rome. Un armement, qui rend Enée invincible, et sur lequel sont gravées toutes les étapes de la fondation de l'Empire Romain, jusqu'à Marc-Antoine et Cléopâtre.