À l’Opéra de Toulon, le voile s’enlève au sérail
C’est ce double aspect que les composantes visuelles de la mise en scène et des décors, dénués de tout objet, mettent en lumière : la chatoyance des mosaïques et des moucharabiehs d’un orient lisse et épidermique, la miroitance de voiles traversés par les protagonistes à mesure que l’avancée de l’action les fait douter puis traverser leurs peurs et leurs désirs, peut-être comme Mozart à ce moment précis de sa vie.
Une dimension symbolique, d’obédience franc-maçonnique permet à l’œuvre, au delà de son exotisme de mode et de convention, d’amener sa matière psychologique et initiatique pure jusqu’à nous. La dialectique du seria et du buffa est celle de l’universel et du particulier, de la raison et de la passion, de la sagesse et de la vengeance.
Celui en qui s’opère la résolution de cette impossible dialectique est le Pacha Selim, acteur principal de la fable, pure modus operandi d’un théâtre d’ombre, ce que vient souligner, parfois à regret, son rôle non chantant. Il a pouvoir de vie et de mort, il est le sage oriental qui accomplit le geste humaniste, depuis la vengeance jusqu’au pardon. Tom Ryser, en Pacha Selim, adhère d’autant plus à ce personnage, qu’il signe la mise en scène de cette production. Son physique solidement élancé, sa diction sonnante et sa voix tranquillement placée lui permettent d’exercer une autorité sans terreur et peut-être une secrète fascination sur Konstanz.
L'Enlèvement au Sérail par Tom Ryser
Le plateau vocal fait graviter le quatuor amoureux autour d’Osmin, l’avers sombre du Pacha. L’incarnation de ce mahométan, ivre de vin, de sexe et de violence, par le basse Taras Konoshchenko, au regard bouffon et terrifique, est succulente. Il lui manque tout au plus ce soupçon de caverneux et d’épaisseur dans le grave de sa tessiture, qui constitue la magie démoniaque du personnage.
Le Pedrillo du ténor américain Keith Bernard Stonum, a la souple nonchalance, comme l’agitation maladroite du valet bouffe. Son jeu d’acteur tient de la pantomime, alors qu’il est en permanence chosifié et manipulé par son entourage. Cette belle performance d’un acteur au rythme dans la peau, grimant un chef d’orchestre de pacotille, assume parfois sans recul la dimension buffa, alors que, dans le livret, c’est finalement lui qui prend tous les risques et se montre héroïque. Son timbre manque parfois de claironnant, se détimbre dans les aigus, tant il est engagé physiquement pour le plus grand plaisir du public. Le couple ancillaire (les servants) est complété par la soprano Jeanette Vecchione, qui propose une Blonde ronde et pulpeuse, véritable servante-maîtresse, à l’accoutrement quasi militaire. Elle tient ses hommes en respect, Osmin comme Pedrillo, de son vibrato gazouillant, charnu et conquérant, intégré de manière nécessaire à une ligne de chant, qu’elle relance avec une belle réserve d’énergie.
L’autre ténor, sérieux cette fois, est le Belmonte d’Oleksiy Palchykov. Sa voix en a la douceur, l’onirisme, notamment dans ses longs sons filés, ainsi que la consistance, dans le déroulé naturel de ses vocalises chargées d’affects. Mais il semble difficilement sortir de ses rêves ou de ses angoisses et s’affranchir d’un jeu de scène aux mouvements trop nombreux et marqués. Konstanze, enfin, parachève le quatuor, avec son personnage uniformément noble et tragique, ce qui la range, en sous-texte, du côté de Pacha Selim. L’anatomie de vestale de la soprano Aleksandra Kubas-Kruk lui donne vie de son jeu épuré et de sa voix lumineuse et solide, aux galbes miroitants. Ses coloratures, véritables tentures sonores, sont acérées sans blesser. La chanteuse semble secréter l’accompagnement orchestral, et va chercher ses suppliques depuis le plus profond de son ventre.
L'Enlèvement au Sérail par Tom Ryser
Ce plateau épuré est subtilement quadrillé de voiles. Ils constituent les éléments matériels et symboliques uniques du décor de David Belugou, et servent à tout : vagues maritimes, métonymie du bateau, murs ornementaux, barrières intimes du sérail… Ils confinent les protagonistes à l’avant-scène, et se lèvent, quand, grâce à l’Amour, les personnages sortent progressivement de leur enfermement intérieur. Au motif du voile répond celui du vêtement (les costumes de Jean-Michel Angays et Stéphane Laverne) ici scénarisé avec insistance, en un jeu quasiment fétichiste. Tout est objet, mis en série dans un cadre géométrique car telle est la condition des femmes du sérail.
Interchangeable et sériel est également le peuple, qui ne sait que chanter le même pittoresque chant de louange, au début et à la fin de l’œuvre. Le Chœur de l’Opéra de Toulon est préparé par Christophe Bernollin, et ses membres assurent les courtes parties solistes. Mais ce sont les ensembles qui constituent le sel de ce Singspiel, admirables communautés concertantes de destins à la fois reliés et séparés. Pensons au ping-pong vocal du trio masculin de l’acte I, au « quatuor du doute » de l’acte II, véritable clé de voûte de l’œuvre, enfin au final en vaudeville du troisième acte, que le plateau vocal accomplit avec solidité et clarté, en se nourrissant de sa force mutuelle.
L'Enlèvement au Sérail par Tom Ryser
Côté direction musicale, le chef Jurjen Hempel reçoit toujours plus d’applaudissements à chaque levée de rideau. Le public apprécie son engagement quasiment chorégraphique, sa baguette vive, son sens des respirations, des silences et des tempi. L’Orchestre est parfois un peu lourd à entraîner ou à retenir, il manque aussi de justesse, mais accomplit quelques beaux moments, notamment les pizzicati qui dissimulent la présence de Pedrillo dans le sérail. Ainsi, le voile se déchire, et vient libérer les personnages de leur propre sérail intérieur, devenant voile d’un bateau qui les reconduit à leur essence. Telle semble être la lecture toujours recommencée de cette œuvre d’émancipation.