Chants en chemin : les Mora Vocis à l’Église des Billettes
À l’abri du tumulte de la ville et des cafés bondés en ce vendredi de printemps, nombreux sont ceux qui ont choisi de s'installer sous la nef épurée de l’Église luthérienne des Billettes. L'atmosphère se fait doucement sereine, en demi-teinte dorée sous la coupole et le chœur orné d'images saintes. Passée l'heure du commencement, l'attente se fait palpable. Enfin, les lumières s'éteignent, laissant l'audience dans l'obscurité presque complète.
D'une pureté presque étrange, un chant s'élève de l'arrière de l'église. Loin de notre millénaire, cette monodie nous vient d'un manuscrit copié au XIIIe siècle au monastère de Las Huelgas, au nord de l'Espagne. Composé de monodies et polyphonies accompagnant les heures monastiques des religieuses, ce Codex se fait aussi messager de la souffrance du deuil, semblable à celle qu'ont pu éprouver les trois femmes se rendant au tombeau du Christ crucifié. Chargé d'une pédale grave qui soutient les voix aiguës, le planctus (chant funèbre) "Quid dabit capiti" dévoile ce climat grave par ces paroles : « Qui donnera de l'eau à ma tête et une fontaine de larmes pour mes yeux afin que je puisse pleurer jour et nuit les enfants tués de mon peuple ? ». Chantées sur le mode lydien, symbolisant l'âpreté et l'amertume, les voix se fondent dans un flux de mélismes, rendant imperceptibles les mots prononcés. Néanmoins, l'équilibre parfait de l'union vocale formée par l'ensemble se fait déjà ressentir dans le commencement de ce chemin de douleur.
Ensemble Mora Vocis (© DR)
S'avançant dans l'allée principale, le quintette vocal devient peu à peu visible. Dans la même lignée sonore et pourtant contemporaine, la composition de Caroline Marçot, Femmes au tombeau, fait vibrer les pierres de l'édifice. Constituée de cinq tableaux portant le nom d'une lettre hébraïque (MEM, TAWN, NUN, ALEPH, YOD), l’œuvre s'inspire directement du récit biblique de la résurrection sous la forme d'une « voix absente », celle de l'ange qui annonce la résurrection du Christ aux femmes. Véritable fil conducteur, l’œuvre dénuée de paroles sillonne le programme et témoigne de l'exigeante recherche acoustique menée par la compositrice en collaboration avec l'architecte et géobiologue Françoise Dautel dont les travaux sur le lieu de création du concert, l'Abbaye de Sylvanès, ont nourri les déplacements des chanteuses. Ainsi, la première partie, MEM, apporte une touche supplémentaire de mystère : chanté en canon, le même thème à la courbe large et tortueuse est repris en boucle par chacune des chanteuses. Chemin faisant, la composition se révèle de plus en plus complexe : présente dans l'ensemble, Caroline Marçot bat la mesure d'une main sûre et ferme, tout en chantant d'une voix singulièrement claire, notamment dans NUN, où figure une montée proche de la sirène. L'effet est saisissant, le timbre irréel, comme venant d'un autre monde. Enfin visibles, les cinq chanteuses paraissent, placées en cercle et éclairées par de petites lampes illuminant leurs partitions. Telles des veuves endeuillées, les Mora Vocis sont voilées et vêtues de robes noires. Se remémorant la crucifixion, l'ensemble se tourne vers le Stabat iuxta crucem extrait du Manuscrit anglais LBL Arundel et datant du XIVe siècle. Semblables à des moniales chantant dans un cloître, les chanteuses reprennent en réponse l'intonation interprétée par la voix solide et ferme d'Els Janssens-Vanmunster.
Le voyage physique et intérieur des femmes se poursuit jusqu'au centre du chœur pour rendre sonores des extraits du jeu liturgique Visitatio sepulcri, l'équivalent d'un opéra médiéval relatant la résurrection. Dans le rôle du marchand vendeur d'onguents, Els Janssens-Vanmunster se distingue par la texture pleine de son chant, aux consonnes parfaitement prononcées, tandis que la jeune Floriane Hasler dévoile un ton décisif au grain épais et sombre dans l'une des monodies du jeu, « Heu me misera », complainte de Marie-Madeleine. Cette dernière semble bien être le personnage principal de ces divers tableaux : celle à qui le Christ ressuscité s'est montré en premier est aussi la femme pécheresse et repentante évoquée dans le doux et lumineux Troparion de Kassiani composé par le prêtre orthodoxe Ivan Moody et tiré d'un hymne écrit par une abbesse de même confession, Kassia. Les voix s'y frottent et se séparent dans de délicates inflexions byzantines.
Rendus peu explicites par leur agencement scénique et leur tournure musicale, ces chemins mènent bien à la joie de la résurrection. De discrets indices en sont porteurs : avant d'entonner l'organum (chant sacré en voix parallèles) orné du Manuscrit de Florence (XIIIe siècle), les Mora Vocis se parent de colliers et boucles d'oreilles, signes de la fin de leur deuil. Comme elles le chantent dans Sedit Angelus, le Christ est bien ressuscité, selon l'annonce de l'ange dans le tombeau vide. Fondé sur un plain-chant auquel s'ajoutent des voix nouvelles, la polyphonie du Sedit Angelus prend l'aspect avant-gardiste des chants de la Renaissance. La jubilation se laisse deviner dans les fioritures mais se révèle moins évidente dans les deux dernières parties de Femmes au tombeau : tandis que l'ensemble forme la lettre A en se plaçant de manière pyramidale dans un ALEPH (lettre de l'alphabet hébreu signifiant le commencement de toute chose) aux lignes planantes et presque inquiétantes, la pièce YOD se révèle être la plus étrange puisqu'elle est entièrement composée d'onomatopées, de vocalises et d'autres jeux vocaux tel que le flatterzung (coup de langue répété rapidement, produisant l'effet d'un trémolo). Symbolisant la main, l'intitulé de la lettre hébraïque évoque sans doute la puissance créatrice de Dieu fait homme et ressuscité. De retour vers des pages cette fois-ci plus solaires du Manuscrit Las Huelgas, les Mora Vocis interprètent O Maria/O Maria/In veritate, un motet serein, où leurs regards se lèvent enfin pour croiser ceux des auditeurs.
Tel le retour d'un vent, l'ensemble rechante l'une des premières pièces, MEM, sous la mesure implacable de Pénélope Turner. Cette reprise révèle, chez chacune des chanteuses, une force vocale encore plus grande qu'au début, de laquelle émanent les graves profonds et détendus de la jeune Émilie Nicot.
Au dernier souffle et son, le public émerge d'une rare concentration et fait éclater son enthousiasme, bien marqué par cette soirée aux chants sans âge.