Saint-Etienne réclame le Tribut de Zamora
Redécouvert par le Palazzetto Bru Zane qui en sortit un livre-disque en 2018, Le Tribut de Zamora est le dernier opéra achevé de Gounod, créé en 1881. Ce Grand Opéra, vite oublié parce que ne répondant pas au goût d’alors pour le wagnérisme, n’en garde pas moins une grande richesse d’orchestration, des chœurs qui restent en mémoire (comme l’Hymne ibérique), des ensembles complexes et des airs délectables. Le chef Hervé Niquet (déjà à l’œuvre dans la version enregistrée) aime cette musique et la défend avec force, dès les premières notes au son majestueux et jusqu’aux coups de tonnerre finaux. L’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire se montre dynamique et ample, ses percussions faisant grande impression, notamment dans les passages orientalisants. Le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire peine dans la rectitude rythmique mais laisse entendre la richesse de ses timbres rassemblés, et beaucoup de finesse dans ses nuances.
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Encore de nos jours, le livret est critiqué. Le metteur en scène de cette production, Gilles Rico, utilise lui-même un champ lexical bien peu élogieux pour le décrire dans sa pourtant courte note d’intention : « invraisemblances », « stéréotypes », « désuet » (utilisé deux fois), « misogynie », « racisme », « oppression d’un monde patriarcal ». Bref, vu comme ça, pas du tout compatible avec notre époque. À quelques heures de son mariage avec Manoël, la jeune orpheline chrétienne Xaïma est livrée comme tribut aux vainqueurs mahométans de la bataille de Zamora, représentés par Ben-Saïd. Manoël va tout faire pour la récupérer avec l’aide d’Hadjar, le frère de Ben-Saïd qu’il a sauvé jadis, et d'Hermosa, faite esclave à la bataille de Zamora et qui se révèle être la mère de Xaïma. Il est donc incontestable que l’héroïne subit un monde patriarcal, que le méchant est musulman et que les hasards sont nombreux. Mais ces sujets sont justement traités avec une certaine finesse : le méchant Ben-Saïd garde une grande part d’humanité, les personnages masculins de Manoël (chrétien) et Hadjar (musulman) incarnent tous deux des valeurs positives et la trajectoire de Xaïma est celle d’une émancipation du patriarcat.
Finalement, le metteur en scène, ne sachant comment « aborder une telle œuvre à notre époque », fait ce que fait désormais tout metteur en scène dans ce cas : replacer l’intrigue dans le cerveau malade de l’héroïne, internée dans un hôpital psychiatrique. En l’occurrence, il s’agit ici de la Salpêtrière, à l’époque où le docteur Jean-Martin Charcot y mène ses études sur l’hystérie. Xaïma est donc ici un tribut livré à la science pour que des expériences soient menées sur elle. Les retrouvailles avec sa mère Hermosa y sont le fruit d’une crise hallucinatoire.
Le décor de Bruno de Lavenère reste sobre (une sorte de ring central, qui descend pour former un fossé ou qui s’élève pour faire apparaître un autel, une prison ou un promontoire, entouré par un amphithéâtre universitaire délabré comme s’il avait subi l’incendie de la ville de Zamora) et garde toujours, au même titre que ses costumes, une certaine esthétique (dans un univers rappelant Tim Burton). Les lumières de Bertrand Couderc parviennent quant à elles à modeler les ambiances et façonnent de beaux tableaux.
Le plateau vocal, assez jeune, se montre très homogène en qualité, la diction française étant d’un excellent niveau global. Chloé Jacob incarne Xaïma avec engagement et se montrant aussi convaincante en amoureuse, en esclave révoltée ou en objet d’expérimentation psychiatrique. Sa voix au timbre chaud et épais s’élève vers des aigus soyeux, descend dans des graves poitrinés moirés, mais se perd parfois dans le médium.
Jérôme Boutillier (qui chantait le court rôle du Roi dans l’enregistrement) apporte à Ben-Saïd la subtilité de son jeu théâtral : il compose un méchant ambivalent et altier, au phrasé très travaillé (quitte à rompre la ligne de chant pour asséner une émotion plus directement), à la décontraction glaçante face à ses crimes, mais dont la part d’humanité sait aussi émouvoir. Son baryton est lumineux, ses graves bien construits, un fin métal laissant parfois transparaître comme une légère fatigue.
Léo Vermot-Desroches démontre en Manoël sa capacité à assumer des rôles de premier plan dans ce répertoire. Sa voix est bien assise, son timbre brillant (même si légèrement engorgé par moments), ses aigus sûrs et sa prosodie habile.
Élodie Hache prête à Hermosa sa voix moelleuse, au vibrato rond et bien présent. Uniformément forte dans sa folie, elle parvient à apporter une touche de tendresse à son personnage quand ce dernier retrouve sa fille.
Si son léger accent transparaît derrière son masque en Roi, Mikhail Timoshenko se montre touchant en Hadjar : il garde l’élégance de son frère Ben-Saïd tout y apportant une candeur et une bonhomie qui le rendent sympathique. Sa voix sombre aux graves riches et pénétrants est bien tenue et nourrie d’un souffle maîtrisé.
Kaëlig Boché se montre solide en Alcade et en Cadi (qui mène la vente aux enchères de Xaïma) : son ténor clair est mis en valeur par une émission claironnante et une scansion précise. Clémence Barrabé parvient à toucher le public par sa sensibilité et sa voix ferme en Iglésia.
Le public accueille très chaleureusement les artistes à l’issue du spectacle : Jérôme Boutillier en plaisante en tendant l’oreille pour encourager plus encore les acclamations, tandis qu’Élodie Hache, bien connue du public stéphanois, obtient les vivats les plus vigoureux. Hervé Niquet dirige comme à son habitude les saluts de la voix, renvoyant la troupe se présenter au public jusqu’à épuisement.