Orphée et Eurydice à Toulon : Liberté, Créativité, Musicalité
La mise en scène de Pierre Audi, actuel directeur du Festival International d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence, mise sur cette unité de la tragédie, avec un chromatisme blanc et noir, inondé, à point nommé, de vert, de bleu et d’or, décliné par les vidéos de Gilbert Nouno, en fond de scène. Elles suggèrent un outre-monde flou, pâle copie du réel, pareil aux ombres qui tapissent la caverne de Platon.
Les décors de Jean Kalman, meublent cette austérité essentielle, de cadres mobiles, tapissés de fines étoffes, voiles de gaze noir, opacifiant l’horizon du royaume des morts. Il signe également les lumières, réalisées par Valerio Tiberi, qui nimbent les ombres (neuf danseurs omniprésents) et soulignent le trio Orphée, Eurydice et Amour, d’une aura surnaturelle.
La chorégraphie d’Arno Schuitemaker, profondément intégrée à la lecture de Pierre Audi, mobilise le buste des danseurs, cette cage thoracique qui renferme le cœur, d’où émanent les mouvements ondulants, parfois rampants, des quatre membres. Le tout dans une lenteur, qui traduit la solennité de ce que le mythe vient signifier de l’humaine condition et de sa tension entre Amour et Liberté. Leur omniprésence dramatique, incarnant la torsion dynamique des ombres, s’enroule autour des souffles vocaux.
Les costumes d’Haider Ackermann sont, littéralement, des juste-au-corps, noirs pour les danseurs, blancs pour les chanteurs, venant mettre en valeur l’athlétisme des premiers et la plasticité des seconds.
Dans la version française réalisée pour l’Opéra de Paris en 1774, l’Orphée du ténor Sahy Ratia, totalement engagé physiquement, au point de prendre part à la danse, accorde à son personnage un filet de voix lumineux et nasal, hybridation du timbre de hautbois et de clarinette jusqu’à l’étrangeté. La diction, pétrie de latinité, privilégie le début de chaque mot et en abandonne la désinence, pour conduire avec douceur et suavité la ligne vocale. Les rares passages vocalisés sonnent comme des cris du cœur, des plaintes, plus que des démonstrations de virtuosité, émanant des profondeurs du larynx.
L’Amour de la soprano Emy Gazeilles sécrète une ligne vocale délicate, ouvragée par les muscles labiaux, chaque syllabe se posant sur l’accompagnement serré de la fosse, comme un papillon de jour. La phrase est découpée selon une métrique régulière qui emprunte à la manière déclamatoire de la tragédie. Le timbre d’ivoire poli, confère au chant, en adéquation avec le personnage, un caractère idéal, abstrait, divin in fine.
L’Eurydice de la soprano Hélène Carpentier est, paradoxalement, le personnage le plus vivant d’entre tous. La voix met du baume au cœur : puissante, vibrante, incandescente, accordant à chaque phonème de la langue française sa nuance propre.
La direction musicale de Jean-Christophe Spinosi, avec ses grandes mains de géomètre, allume le moteur puissant de la fosse, hybridation entre l’orchestre de l’Opéra de Toulon et de l'Ensemble Matheus. Il pétrit la matière dense ou caressante, ardente ou évanescente, d’un ensemble au chambrisme augmenté. Soli de harpe ou de flûte rayonnent, entre les plages transparentes des cordes et les riffs granuleux des cuivres.
Le chœur, Vox 21, préparé par Evann Loget-Raymond, est disposé sur une seule galerie, côté jardin, sans que cela nuise à l’équilibre acoustique. Il se montre poignant, témoin ou acteur du drame, travaillant les lignes vocales en vagues expressives et calibrées, homogènes et limpides, d’un pupitre à l’autre.
Le public, tenu en haleine et au silence, du premier au troisième acte, reçoit et salut le spectacle avec des étoiles dans les mains, qui constellent la salle de leurs acclamations aussi sonores que serrées : la chaine de l’Amour et de la Beauté résonne vers la Liberté…