Carmen ressuscitée à l’Opéra Comique
Avant même le lever du rideau, il règne ce soir Place Boieldieu une atmosphère de grande première. Dans les couloirs, spécialement fleuris pour l’occasion, le tout-Paris lyrique va bon train et permet de croiser des directeurs d'ensembles et d'opéras, ainsi que grands mécènes.
Dès l’ouverture, Louis Langrée, à la tête de l’Orchestre des Champs-Elysées (le partenariat avec l’Orchestre Symphonique de Shanghai et le chef Long Yu ayant fait long feu sur cette production, également à cause du Covid) confirme l’alchimie dont le tandem avait déjà fait état début avril à la Philharmonie. La battue du chef est précise, nerveuse, les tempi rapides et le rendu enlevé, rythmiquement impeccable, tout en souplesse. Cette démonstration est l’occasion pour le spectateur de se rappeler combien l’orchestration d'origine de l’œuvre est parfaitement adaptée au lieu qui, aux antipodes d’une nettement plus grande et moins chaleureuse Bastille, permet de faire ressortir tous les aspects chatoyants de la partition et d’en distiller l’ambiance hispanisante. Lors des chœurs d’enfants, le maestro n’hésite pas à brider ses premiers violons -impeccables dans leurs attaques les plus périlleuses- afin d’assurer un rendu cohérent et harmonieux, et la gestuelle au début du quatrième acte est éloquente, tant pour les musiciens que pour le public, sur l’assombrissement de l’intrigue.
La mise en scène d’Andreas Homoki offre, plutôt qu’une relecture du livret, un hommage à l’historique de l’œuvre dans ces murs. Ainsi, si à première vue, les décors de Paul Zoller paraissent quasi inexistants, ils mettent en valeur les murs nus du théâtre -identiques à ceux de l’Opéra Comique lors de la création de l’œuvre en 1875- et un examen plus attentif montre une trappe de souffleur -elle aussi disparue aujourd’hui- ainsi que le rideau d’époque servant désormais à structurer la scène.
Don José est désormais un spectateur lambda découvrant Carmen et son intrigue, pour progressivement sombrer dans la tragédie du triangle amoureux. Les chœurs sont dans les deux premiers actes le public de l’époque, constitué de bourgeois critiques et moqueurs ainsi que de demi-mondaines au degré d’habillement variable. Aux troisième et quatrième actes, leurs costumes (Gideon Davey) évoluent : successivement dans un style 1940 puis actuel, afin de souligner l’évolution des représentations que ce spectacle a connue dans ses 148 années d’existence. Le travail des lumières de Franck Evin est sobre, à l’exception du troisième acte dans lequel il s’évertue à créer des ambiances et à souligner les ruptures de ton.
Au niveau vocal, la précision de diction et la clarté de l’articulation de l’ensemble de la distribution est ce soir telle que le dispositif de surtitrage est superflu pour les francophones.
En Carmen, Gaëlle Arquez -habituée du rôle qu’elle chantait encore dans sa dernière reprise à Bastille-, prête son timbre large et chaud et sa tessiture lyrique à la cigarière. La projection, y compris dans les graves, est impeccable et la longueur de souffle bonne. Certaines respirations, volontairement marquées au milieu de phrases musicales dans la Habanera surprennent, mais cette interprétation marque surtout par l’engagement dramatique de la soprano. Intense jusque dans l’expression de son regard, volontairement peste dans le deuxième acte pour mieux faire plonger Don José, Sa Séguedille lui permet de montrer l’agilité de sa technique, et la souplesse de ses variations d’intensité.
Pour lui répondre, Don José est incarné ce soir par Frédéric Antoun qui est annoncé après l’entracte souffrant, mais qui a souhaité mener la représentation à son terme. Son personnage, découvrant d’abord l’intrigue puis balloté par Carmen, offre une lecture candide voir plus que naïve du rôle, plus touchant que terrifiant et manifestement dépassé par la portée de ses pulsions et de leurs conséquences dans le dernier acte. Pour contrer son indisposition, le ténor se concentre sur la longueur des phrases et le timbre, quitte à sacrifier un peu de diction et d’intensité dramatique à la musicalité. Le vibrato est assez ample, le timbre rond et la tessiture lyrique lui permettent de distiller de remarqués harmoniques aigus, presque trop présents par moments. Bien en place rythmiquement, les voyelles sont très claires et le duo « Parle-moi de ma mère » lui permet de faire état d’une très bonne synchronisation.
Elbenita Kajtazi campe ce soir une Micaëla pareillement candide, au timbre clair et à la tessiture dramatique dont la projection est remarquée dans les aigus. La longueur de souffle ainsi que la musicalité sont systématiquement au rendez-vous. Son « Je dis que rien ne m'épouvante » alterne entre puissance et fragilité touchante, et se voit acclamé par le public.
En Escamillo, Jean-Fernand Setti joue de sa stature pour souligner l’assurance du personnage et s’autorise, au début de son entrée en scène, quelques subreptices libéralités rythmiques avec la partition. La tessiture est dramatique mais le timbre léger tend à légèrement se voiler dans l’aigu forte. Cette légère réserve s’estompera toutefois dès le début du troisième acte et il ressort finalement de sa prestation de remarquées variations d’intensité et présence scénique, ainsi que la clarté des voyelles.
Concernant les seconds rôles, l’harmonie et la cohérence est également fort appréciée du public. Ainsi, le Moralès de Jean-Christophe Lanièce déploie-t-il dès les premières mesures de la partition une technique agile et un ample vibrato pour souligner une musicalité suivant en bon soldat au doigt et à l’œil les variations de tempi distillées par le chef. Le Zuniga de François Lis, tout en puissance, a des allures d’adjudant-chef, et offre à son personnage de très bonnes mises en place rythmique et musicalité.
Concernant les tandems, le Remendado de Paco Garcia bénéficie de sa tessiture légère et de sa bonne intelligence musicale. Si les premières mesures de son duo avec le Dancaïre de Matthieu Walendzik souffrent de nombreuses désynchronisations rythmiques pour suivre les déplacements scéniques, tout cela s’estompe dans la suite plus statique où la rythmique et les variations d’intensité ainsi que les niveaux de projection se font impeccables. Finalement, des qualités similaires sont notées chez Norma Nahoun et Aliénor Aliénor Feix, campant respectivement Frasquita et Mercédès. Ainsi, la belle projection et la grande musicalité de la première rencontrent des qualités similaires chez la seconde, et leurs apparitions sont toujours cohérentes, équilibrées et harmonieuses.
Le Chœur accentus offre ce soir un rendu globalement précis, au niveau de projection adapté à la salle, léger lorsque la partition l’impose. Les chœurs féminins, forts de 17 chanteuses, sont particulièrement remarqués dans l’air des cigarières, délicats, impeccables de précision, projection et variation d’intensité. Des qualités similaires que les chœurs enfantins de la Maîtrise Populaire de l’Opéra Comique déploient ce soir, nonobstant un investissement gestuel conséquent, puisque ces jeunes pousses sont toujours en place rythmiquement, et déclament avec une diction impeccable.
Finalement, concernant le public, difficile de ne pas faire de comparaison avec la première de Carmen à la Bastille, tant les deux auditoires semblent aux antipodes. Point de photos avec flash ou de quinte de toux en rafale, la seule micro nuisance sera le trop grand investissement de certains spectateurs qui battent la mesure ou ondulent de la tête au fil de certains airs plus ou moins connus. Silencieux durant la représentation, ce seront de chaleureux applaudissements qui viendront saluer l’ensemble de la distribution à l’issue de la représentation, sans presque aucun départ avant l’ultime baisser de rideau.
Rendez-vous sur cette page à partir du 21 juin pour la vidéo intégrale de ce spectacle
Retrouvez nos deux présentations de la prochaine saison : L'Opéra Comique célèbre son répertoire en 2023/2024 et Louis Langrée barreur d’une saison 23/24 de l’Opéra Comique ancrée dans le futur