The Indian Queen à Caen : fascination baroque-contemporaine
Le Théâtre de Caen poursuit son fil conducteur explorant les résonances entre texte et musique en remontant aux origines d'une œuvre et d'un genre : The Indian Queen et le semi-opéra (genre hybride entre opéra et théâtre à la mode en Angleterre au XVIIème siècle).
Le metteur en scène Guy Cassiers et la cheffe d’orchestre Emmanuelle Haïm réunissent leurs forces, cohérences dramatiques et tragiques pour cette œuvre restée inachevée. Le texte parlé est coupé de plus de moitié, tandis qu'à la partition de Purcell sont ajoutées des pièces choisies (d’autres œuvres du compositeur ou de ses contemporains Matthew Locke et John Blow), en accord avec le dénouement tragique.
La scénographie consiste en un "ballet" d’écrans vidéo de tailles multiples suspendus à des cintres se mouvant constamment. Le drame se déroule ainsi sur deux plans joués simultanément : la scène nue sur laquelle les acteurs et les chanteurs vêtus de noir interprètent le drame de façon sobre et intimiste, tandis que, projetés derrière et au dessus d’eux, les mêmes acteurs filmés à l’avance jouent la même histoire de façon plus grandiloquente dans une esthétique non sans rappeler certaines séries télévisées. Entre l’histoire projetée et celle qui se joue sur scène, différentes perceptions et réflexions s’établissent, engendrées par les contrastes saisissants des différents plans cinématographiques : agrandissements, floutages, effets kaléidoscopiques… Même si la synchronisation n’est pas parfaite (le film enregistré à l’avance est projeté sans son, seuls les bruitages sont réalisés en direct sur scène), il n’y a pas de redondance dans ce dialogue entre vrais comédiens et images préenregistrées. Paradoxalement, c’est une manière de rendre plus lisible les intrigues politiques et amoureuses qui émanent du livret (guerre imaginaire entre Incas et Mexicains). Sur ces écrans sont aussi projetées des images symboliques : nuées, cités meurtries, images de guerre captées par le reporter mexicain Narciso Contreras.
Le rythme imposé par la mise en scène entraîne le spectateur dans un tourbillon vertigineux durant les trois premiers actes. Le rythme ralentit ensuite pour une perception plus directe de l’action avec davantage de complémentarité (et de puissance émotionnelle) entre le jeu des comédiens sur scène et l’image, les écrans formant alors un polyptyque statique.
La scénographie et le dispositif vidéo sont ainsi à l’image (modernisée) des machineries des théâtres baroques, provoquant illusion, exubérance, mouvement, contraste. L’allusion au baroque se retrouve également dans les costumes bigarrés des Incas et dans la profusion de leurs tatouages traités comme des ornements décoratifs ou filmiques, ou encore le héros prisonnier les bras en croix attachés aux barreaux de sa cellule à côté d’un bûcher flamboyant se détachant sur un fond noir tel un tableau religieux du Caravage.
L’ensemble de la distribution réunit une troupe anglophone pour défendre cette œuvre britannique. Côté théâtre, sept comédiens déploient leur déclamation en anglais du dialogue écrit par John Dryden et Robert Howard, proche du vers héroïque de Corneille. James Mc Gregor (Montezuma) en guerrier présomptueux trahissant son peuple pour rejoindre le camp adverse et Matthew Romain (Acacis) en prince amoureux sont deux fortes présences sur scène et à l’écran. Entre eux, « The Indian Queen » Zempoalla, femme intrigante, meurtrière, usurpatrice du trône est interprétée par Eve Matheson sur scène et Julie Legrand à l’écran (le film ayant été réalisé en 2019 ne tient donc pas compte des changements d’acteurs dans la nouvelle distribution). Elle est aidée dans ses actions machiavéliques par son amant conspirateur Traxalla (Benjamin Porter). Le dénouement heureux propre aux œuvres baroques sauve Montezuma : fils de la reine déchue Amexia, il prend le trône et épouse -enfin- Orazia (des noces cependant funèbres faisant suite à la mort d’Acacis, Zempoalla et Traxalla).
Côté chanteur, le ténor américain Zachary Wilder ouvre le drame en jeune indien. Sa voix au timbre clair porte sur l’ensemble de la tessiture, le phrasé est soigné tout comme l’articulation et l’attention portée aux nuances douces dans l'aigu. Il incarne également le rôle de Fame (la Gloire) d’une voix éclatante et mordante. Pour lui donner la réplique avec une ironique emphase dans le seul passage humoristique de cet opéra, le personnage d'Envy est interprété par le baryton-basse Tristan Hambleton, de sa voix modulante à l’articulation impeccable, tour à tour imposante ou sifflante. Il se joint à l’autre baryton-basse Gareth Brynmor John pour un duo aux sonorités profondes, colorées dans les dissonances, agrémenté de vocalises tonitruantes. Gareth Brynmor John interprète aussi le rôle du mage Ismeron. Sa voix aux couleurs sombres dans le registre déclamé donne un caractère mystérieux et inquiétant au personnage invoquant le dieu des rêves afin qu’il réponde aux questions de Zempoalla. Les longues vocalises émises avec aisance apportent le dynamisme nécessaire à l’énumération des sortilèges tous plus cauchemardesques les uns que les autres (cette scène de magie est l’un des moments clés de la partition musicale).
Miriam Allan offre un ton un tant soit peu narquois, d'un timbre légèrement nasillard, aux aigus ouverts faisant davantage songer à une sorcière plutôt qu’à un Dieu des rêves. Sa voix puissante a tendance à écraser celle de Zoë Brookshaw (interprétant dans ce passage l’esprit aérien) plus fluette et délicate. Cette dernière réinvente l’air "I attempt from love’s sickness" avec frémissement et fraîcheur. Le timbre clair et satiné de la voix nuancée de Rowan Pierce sied à la jeune indienne Quivera. Également double d’Orazia, elle exprime ses tourments et son abnégation avec une sensibilité touchante. Anna Dennis assure le rôle d’Amexia, reine déchue venant résoudre l’action tel le deus ex machina. Le timbre voluptueux de sa voix légèrement vibrée et nuancée, le soutien de la ligne mélodique par un souffle long, ainsi que sa présence magnétique portent l’air final "So When the Glitt'ring Queen of Night" tiré de The Yorkshire Feast song. Enfin, les deux ténors Nick Pritchard et Ruairi Bowen complètent cette distribution dans des rôles complémentaires (esprits de l’air ou suivants de l’Envie). Leurs deux lignes claires se complètent harmonieusement dans les duos, celle de Nick Pritchard pouvant assurer également une partie de contre-ténor grâce à sa voix de tête maîtrisée.
À la tête de son Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm vit pleinement avec ses musiciens l’intensité théâtrale de ce semi-opéra et transmet la musique profondément sensible et intérieure de Purcell. L’orchestration est variée, la palette des couleurs et la diversité des textures apportent l’expressivité voulue. Les musiciens, toujours à l’écoute, installent le climat propre à chaque air ou pièce instrumentale. La version instrumentale du lamento "Here the Deities Approve", ode de Purcell, s’intègre pleinement au drame (mort d’Acacis) entraînant un moment particulièrement poignant.
Le chœur présent sur scène prend part à l’action (en incarnant le peuple victime de ces guerres) ou amplifie les émotions comme dans le chœur final "Man that is born of a woman" extrait des Funeral Sentences, choix surprenant pour célébrer des noces mais en adéquation avec le drame qui vient de se dérouler.
Le public venu en grand nombre de toute la région (et même de Paris) approuve cette production en applaudissant longuement l’ensemble de la distribution.