Ariane de Massenet : vers une prise de conscience ?
Parmi la quarantaine d’opéras composés par Jules Massenet, seuls trois (Werther, Thaïs et Manon) font partie du grand répertoire. Trois autres font l’objet de productions régulières bien que peu fréquentes (Cendrillon, Don Quichotte, Hérodiade). Les autres opus restent quasiment inconnus. C’est le cas de cette Ariane dont le livret (signé Catulle Mendès) explore en profondeur l’âme de ses personnages : les deux sœurs Ariane et Phèdre, sont amoureuses de Thésée. Alors que ce dernier trahit la première pour la seconde, Phèdre meurt. Pardonnant à sa sœur, Ariane plonge dans les enfers et convainc Perséphone de ramener sa sœur à la vie. Mais malgré leurs serments, Phèdre et Thésée la trahissent de nouveau. Abandonnée à Naxos, Ariane est attirée par des sirènes et se jette dans les flots.

La partition est servie, dans cette version de concert, par l’Orchestre de la Radio de Munich dirigé par Laurent Campellone (qui dirigeait déjà l’opus lors de la version scénique donnée en 2007 à Saint-Etienne). Massenet démontre dans cet opus sa capacité à rendre la musique visuelle en peignant de véritables tableaux sonores. Il met les sentiments de ses protagonistes à nu, dans une expression musicale poignante, y compris dans le ballet qui mériterait d’être dansé (ce qui n’est bien sûr pas possible dans une version concert).

L’Orchestre dessine des lignes subtiles aux cordes, jusqu’aux légers gazouillis des harpes. Les cuivres offrent des élans presque wagnériens. Les percussions sont tonitruantes, avec notamment une très belle partition de timbales. Le chef, par de grands gestes souples et un constant balancement d’un pied sur l’autre (il doit d’ailleurs refaire ses lacets entre deux actes), met en avant les voix, poussant sa phalange à la limite de la couverture des solistes, tout en leur assurant une pleine audibilité. Il rend ainsi justice à la puissance de l’écriture de Massenet. Le Chœur de la Radio bavaroise se livre avec puissance (au point qu’un artiste doive être discrètement évacué suite à un malaise). Les pupitres graves dessinent d’inquiétants enfers par une musique passionnante, tandis que les pupitres aigus apportent l’espoir de leurs timbres angéliques. L’ensemble reste très homogène dans sa scansion, qui est cependant peu compréhensible.

Seule touche de couleur du plateau dans sa robe écarlate, Amina Edris se montre totalement investie dans le rôle-titre : elle garde le visage fermé jusqu’aux saluts. Sa voix chaude et molletonnée dans le médium se glace dans l’aigu. Elle distille sans peine les aigus filés d’Ariane. Son vibrato rond et son souffle long soutiennent les lignes élancées qui figurent la vertu de son personnage. Sa diction est précise dans les piani, mais se perd dans la couverture vocale qu’exigent les élans plus lyriques.

Kate Aldrich incarne Phèdre de tout son être : ses lèvres frémissent dans la colère et son jeu d’actrice se maintient lorsqu’elle ne chante pas, jouant la surprise ou la tendresse dans une constante implication, la voix surnageant devant l’orchestre tempétueux. Son léger accent et son vibrato creusé nuisent cependant à la compréhension de certains passages. Sa voix anguleuse se darde d’accents dramatiques tranchants comme des coups de poignards dans les aigus, ses graves de pierre étant puisés au plus profond de sa poitrine. Les changements de registres, constants, sont exécutés avec dextérité.

En Thésée, Jean-François Borras dispose d’un timbre riche en harmoniques graves, y compris dans ses doux aigus, et d’un vibrato léger. Son phrasé est puissant et autoritaire bien qu’il chante d’un air complètement détaché, à l’opposé de ses partenaires féminines. Sa diction est très précise, sa bouche se fermant souvent quasiment pour sculpter les voyelles.

Julie Robard-Gendre impressionne en Perséphone, par ses graves pénétrants de contralto. Son timbre ardent, rougi par les flammes d’outre-tombe, est léché d’accents aigus plus lyriques. Son chant reste constamment nuancé, appuyé sur un souffle abondant. Jean-Sébastien Bou prête sa voix tonnante (au risque parfois d’écraser ses partenaires) à Pirithoüs. Le regard pénétrant, il livre un chant très articulé, offrant de longues résonnances. Son timbre exalté gagne en harmoniques dans les quelques nuances plus douces, et se pare alors d’une suavité aérienne.

Les quatre personnages plus secondaires, qui offrent peu à chanter, bénéficient d’interprètes de luxe. Judith van Wanroij (Chromis, Cypris et une Sirène) vit la musique intensément, mouvant son corps avec les phrasés orchestraux même lorsqu’elle est assise sur sa chaise, ses yeux semblant même humectés à la fin de l’ouvrage, devant le sort d’Ariane. Sa voix rougie est conduite avec relief et musicalité. Marianne Croux (Eunoé et une Sirène) offre un chant très compréhensible de sa voix pure, lumineuse et perchée, puissamment émise. Elle garde presque constamment un léger sourire en coin, témoignant du plaisir qu’elle prend à servir cette musique. Yoann Dubruque (un Capitaine et un Marin) expose un baryton très clair, proche d’un ténor. Son timbre a du corps et bénéficie d’une projection assurée. Le baryton de Philippe Estèphe (Phéréklos et un Marin) est légèrement plus sombre, tout en restant lumineux.

Une fois la dernière note jouée, le public laisse le silence s’installer jusqu’à ce que le chef relâche ses bras. Il offre alors aux artistes un tonnerre d’applaudissements accompagné de vivats, tout en tapant des pieds jusqu’à ce qu’ils ne le puissent plus, ayant opté pour une ovation debout. Au-delà de la qualité homogène des artistes, c’est l’œuvre de Massenet qui est ici plébiscitée. Et si le temps d’une prise de conscience sur la richesse et la profondeur de l’œuvre de Massenet avait sonné ?