Boris Godounov ouvre la saison à La Scala de Milan
Depuis une décennie déjà, la version originelle de Boris Godounov en sept scènes de 1869 (avant les remaniements imposés par la censure tsariste) s’impose sur les grandes scènes lyriques, remplaçant la version "polonaise" en un prologue et quatre actes, surtout dans l'orchestration de Nikolaï Rimski-Korsakov. Or, ce projet de renouveau fut porté principalement par Valery Gergiev, dès 1997 au Mariinsky dans le cadre du Festival des Nuits blanches puis en 2012 (deux ans après l’avoir dirigée au Metropolitan Opera de New York, dans la mise en scène de Stephen Wadsworth qui marqua aussi la réouverture “post-pandémique” en 2021). D'autres productions européennes suivirent : Munich avec Kent Nagano et Calixto Bieito en 2013, celle de Yannis Kokkos à Vienne, Richard Jones à Londres (avec la prise du rôle-titre par Bryn Terfel) en 2016, les maisons francophones suivant la tendance (notamment l'Opéra de Paris en 2018 dans la mise en scène d'Ivo van Hove, le Grand Théâtre de Genève la même année, ainsi que Monte-Carlo en 2021). Ce Boris originel est également proposé en ouverture de la saison 22/23 de La Scala, dans une nouvelle production signée par Kasper Holten et avec le Directeur musical Riccardo Chailly au pupitre. La maison milanaise, qui cultive une relation privilégiée avec l'œuvre moussorgskienne (146 représentations de Boris en un siècle et même un Festival Moussorgski durant la saison 80/81), affiche cette version originelle pour la deuxième fois dans son histoire, 20 ans après une production dirigée par nul autre que Valery Gergiev.
Valery Gergiev est également le dernier à avoir dirigé un opéra de Moussorgski à La Scala de Milan (La Khovanchtchina en 2019 : notre compte-rendu du concert à la Philharmonie de Paris), mais suite à son refus de dénoncer la guerre, le chef a été évincé après la première de La Dame de Pique (nous y étions). Cela n’empêche pas des polémiques de subsister sur la programmation de Boris Godounov de fait avec une distribution russophone (dont près des deux tiers sont des anciens ou actuels collaborateurs de Gergiev), le consul ukrainien à Milan s’est ainsi adressé au Surintendant Dominique Meyer pour lui demander de revoir sa programmation, celui-ci défendant son choix par la valeur artistique et historique de Boris Godounov (opus qui critique les abus du pouvoir autoritaire), et une distinction à opérer entre les artistes porte-paroles du régime et les autres.

Le metteur en scène de cette production, ancien Directeur de Covent Garden et de l'Opéra royal de Copenhague, Kasper Holten aborde sa lecture d'un point de vue shakespearien. Les somptueux accessoires et costumes (Ida Marie Ellekilde) plongent dans la Russie tsariste du XIXe siècle, mais l’allure des tenues traditionnelles, tant nobles que populaires, est préservée. D'autre part, l’unité esthétique des décors (Es Devlin) et des vidéos (Luke Halls) s’éloigne de l’imagerie habituelle du Kremlin et de l’église orthodoxe russe qui caractérise souvent ce “drame populaire” pouchkinien. La scénographie est composée d’une sombre cartographie (de l’ancienne Russie), dont la géographie distordue fait allusion aux arbres d’une forêt, tandis que le palais du tsar n’est qu’un haut mur à la porte dorée. Les cartes reviennent comme un motif récurrent, dans la scène de la taverne qui est déplacée à la frontière lituanienne, ou cette lecture de la carte russe par Fiodor (fils de Boris) avec un plan géant du pays recouvrant toute la largeur de la scène. Ce choix s’incorpore visuellement dans le récit et témoignage de Pimène, ici retranscrit comme une histoire dessinée et affichée en grand format. Cet éloignement pourrait se justifier par la vision shakespearienne de Holten, où Boris est un Macbeth antagoniste et tourmenté par sa conscience meurtrière. Pour dénoter cette idée, il donne chair au tsarévitch assassiné Dimitri qui se présente à Boris en spectre, mais il détourne le fil conducteur de sa propre approche en modifiant la mort du tsar (tué non pas par le poids de sa conscience mais par le poignard de ses adversaires). Enfin, la direction de certains acteurs leur enlève de leur puissance et importance dramaturgique (comme les personnages du policier Nikititch ou de l’Innocent).

Ildar Abdrazakov revient pour la deuxième année de suite à l’affiche de l’ouverture de saison scaligère (après le Macbeth de Verdi), cette fois dans le rôle-titre (qu'il a interprété pour la première fois sur la scène de Bastille il y a quatre ans). Depuis ses débuts de carrière dans un répertoire de baryton rossinien et mozartien (il est toujours un Figaro remarqué), la basse russe a approfondi sa tessiture et grossi son timbre ce qui lui permet de s'attaquer à des rôles (aussi) dramatiques que Boris. Cependant, le volume n'est pas toujours à l'image du souverain qu'il incarne, la projection étant limitée dans sa puissance (surtout dans les graves qui se réduisent à mesure qu'il descend sur la gamme, jusqu'à devenir presque inaudibles devant la masse orchestrale). Il n’en livre pas moins une prestation captivante sur le plan théâtral, avec une palette d'émotions assez lisible : somptueux (avec son sceptre et sa couronne), affectueux (avec ses enfants), terrifiant (avec ses adversaires et collaborateurs) et terrifié (devant l'image du tsarévitch ensanglanté). Il se distingue par une articulation impeccable et exemplaire, ainsi qu'un phrasé tendre et pétri de lyrisme dans les tableaux/scènes intimes. D’autre part, il sait instiller fougue et vigueur dans son chant qui frôle le parlé (l’œuvre est écrite dans le style de l’opéra dialogué), s’adossant à une prononciation pleine de clarté.
Spécialiste du rôle, l’estonien Ain Anger chante Pimène, l’hermite chroniqueur dont le témoignage scellera le sort de l’empereur usurpateur. Sa présence souveraine personnifie la sagesse et la vertu, ce qui se traduit vocalement par un instrument étoffé, sombre et résonnant. Son russe est solide mais révèle un accent, tandis que la ligne éprouve des difficultés à dompter le vibrato qui peut s’envoler et contrecarrer la netteté du ton. Le ténor Dmitry Golovnin est Grichka Otrepiev, un moine à la voix joviale et juvénile. Le timbre est limpide et soyeux, avec un phrasé délicat. Sa projection est droite, lisse et dosée, avec une prosodie travaillée et au service du drame.

Stanislav Trofimov chante le moine ivrogne de Varlaam, d’une grande voix nourrie et bien ancrée dans l’assise, le texte et les notes étant savamment articulées. Sa “chanson de Kazan” résonne en rythme avec la fosse, grâce à un souffle long et suffisamment souple. Son jeu d’acteur est cependant beaucoup moins convaincant et exploité. Son partenaire Alexander Kravets en moine itinérant Missaïl se démarque par une sonorité précise et claire, voire blanchie.

Alexey Markov en Chtchelkalov (le représentant de la Douma) se présente au peuple rassemblé d’un pas (tempo) ralenti, veillant à la netteté et rondeur de chaque note et parole. Le legato est large et finement brodé, baignant pleinement dans sa tessiture. La projection est solide et mesurée, sans être chargée d’un excès de vibrato. Norbert Ernst en Vassili Chouïski déploie les couleurs lumineuses de son ténor élégamment phrasé, mais les notes (aiguës) sont quelque peu poussives, le volume en retrait et la prononciation moyennement intelligible. Vassily Solodkyy, boyard chambellan, affiche un timbre chaleureux et arrondi, avec une émission droite et sa justesse cristalline.

La mezzo-soprano Lilly Jørstad incarne le jeune Fïodor par une voix mûre et grave, avec force dans les cimes mais sans vraiment égaler celle de l’orchestre. Anna Denisova (Xénia) est une soprano douce et ample, tissant un phrasé lyrique et tendre en chantant sa ballade à son bien-aimé. La nourrice de Xénia (Agnieszka Rehlis) contrebalance ses rêveries par une sonorité sobre, stable et mature, bien posée dans les graves.

L’aubergiste Maria Barakova chante d’une voix pure et irradiante, bien dégagée dans l’espace et tendre dans l’expression. Le personnage de l’Innocent (ou de Fol-en-Christ) de Yaroslav Abaimov représente le contraste avec Boris, l'un pur et fou dans sa religion, l’autre assailli et déraisonné par ses péchés. L’appareil est lyrique, clair et rond, articulant ses notes et mots avec limpidité et aisance. L’officier de police Oleg Budaratskiy offre un chant étoffé et profond, quoique voilé par la fosse malgré une voix de poitrine solidement projetée. Le paysan Mitïoukhe de Roman Astakhov a l’éloquence vocale précise mais qui reste moyennement puissante (étouffée même) devant ses collègues du plateau.

Riccardo Chailly insuffle à l’Orchestre de La Scala l'énergie et le lyrisme de sa direction, quoique sans la monumentalité qu’offre la partition. La soirée s’ouvre par le motif de Dimitri mélodieusement entonné au basson, avant de céder la place aux pizzicati pointus et harmonieux des cordes. Les percussions sont résonnantes et dramatiques, notamment les cloches et le gong, tout comme les cuivres qui tonnent dans les scènes solennelles et hautement intenses. Si l’équilibre entre l’orchestre et les choristes est établi, la proportion d’intensité entre fosse et solistes est nettement moindre. Le Chœur de La Scala dans sa formation tutti est puissant mais pas grandiose, notamment la section féminine dans la scène du couronnement “Slava” (“Gloire!”), acerbe, svelte et sans appui. Le chœur des boyards est sonore, chantant en cohérence et virilité, tandis que les chants de prières sont veloutés et délicats. Enfin, les enfants (Chœur des voix blanches) sont doux et angéliques, précis sans failles dans l’intonation et le rythme.

Le public milanais salue longuement et fortement les artistes à la fin du spectacle, en particulier la vedette russe Ildar Abdrazakov.