Cecilia Bartoli au TCE : venit, vidit, vicit
Dans un récital à ce point prestigieux, rien n’est laissé au hasard, et certainement pas le choix des morceaux interprétés. C’est pourquoi l’Ensemble monégasque Les Musiciens du Prince-Monaco introduit la soirée avec un extrait instrumental de Salomon intitulé Arrivée de la Reine de Saba. Cet ensemble baroque jouant sur instruments anciens, créé au printemps dernier à l’initiative de la Reine de la soirée, rassemble la crème des interprètes spécialisés sur ce répertoire. Tous de noir vêtus, à l’exception de boutons (et de pochettes pour les hommes) rouges vifs, les musiciens, dont les violons, les alti et les vents jouent debout, interagissent en permanence avec leur directrice artistique. Une fois achevé le morceau, interprété sur un tempo vif, une poursuite se positionne sur la porte latérale de la scène, baignant de lumière l’arrivée de la diva.
Cecilia Bartoli fait alors son entrée dans une robe bleu pétrole cousue de brillants qui font l’effet d’une boule à facette lorsqu’elle se meut en chantant. Elle salue le public en prenant soin de se tourner sur les côtés puis entonne un premier air extrait du Triomphe du Temps et de la Désillusion. Certains dans le public font une moue déconcertée : le chant est peu inspiré, presque banal. Puis elle va s’asseoir sur un fauteuil installé à Jardin pendant que l’Ensemble joue l’ouverture de l’œuvre, mettant en valeur la virtuosité de la Premier violon soliste, Ada Pesch. Cette ouverture marque en fait le vrai début du spectacle. Bartoli interprète alors les deux airs les plus célèbres de l’oratorio présenté à Aix-en-Provence l’été dernier (lire notre compte-rendu) : Un leggiadro giovinetto, au cours duquel elle parvient à mêler vibrato et vocalises avec une musicalité rare, puis Lascia la spina, abordé sur un tempo lent pour favoriser l’émotion. Elle laisse ensuite la place au Concerto pour hautbois en sol mineur, occasion d’admirer la technique et le déhanché du hautboïste.
Cecilia Bartoli (© Decca / Uli Weber)
Généralement, les récitals sont l’occasion pour les chanteurs de se livrer à des démonstrations de puissance vocale. Cecilia Bartoli offre tout l’inverse. Dans l’air suivant, Verso gia l’alma col sangue, extrait de Aci, Galatea et Polifemo, elle réduit à leur minimum les décibels projetés, dans un pianissimo si minimaliste qu’il est édifiant qu’il en reste audible, parfaitement vibré et maîtrisé. L’Ensemble l’accompagne avec des notes piquées à peine perceptibles. Le temps (et les toux) s’arrêtent. Une fois le morceau achevé, le public laisse passer de longues secondes sans oser applaudir, secoué par l’émotion. « C’est absolument génial », entend-on murmuré dans le public : un tonnerre d’applaudissements se déchaîne alors. Le temps que la diva reprenne son souffle, l’Ensemble interprète l’ouverture de Rinaldo, menée au rythme dansant des castagnettes.
Baignée dans la lumière dans une salle soudain plongée dans le noir, Bartoli entonne un premier extrait de Semele, uniquement accompagné du théorbe, avant de se lancer dans un véritable sketch vocal sur Myself I shall adore, provoquant les rires nourris et réguliers du public. Feignant de se réveiller après l'air langoureux précédant, elle se munit d’un miroir, avec lequel elle s’admire sous toutes les coutures au gré de ses vocalises, en multipliant les mimiques ébouriffantes, coquettes et satisfaites. Comme agacée, la violon soliste lui tend alors un smartphone, comme pour la faire entrer dans la modernité. Au comble de la joie, la mezzo-soprano poursuit ses vocalises en prenant des selfies, d’abord seule, puis avec les musiciens de l’Ensemble qui se prêtent bien volontiers au jeu, puis enfin avec le public. La violoniste lui indique alors que l’objet peut également servir de téléphone et la cantatrice se lance dans un long monologue expressif constitué de trilles, vocalises et notes piquées, avec un interlocuteur imaginaire. Le public est ravi. Bartoli semble l’être aussi : après un rire contagieux, elle salue avec coquetterie. L’Ensemble interprète le ballet de la Bataille de Rinaldo avant que la première partie ne s’achève sur un extrait d’Amadigi, au cours duquel elle vocalise de manière parfaitement synchronisée avec le trompettiste.
Cecilia Bartoli (© Decca / Uli Weber)
Lorsqu’elle revient pour la seconde partie, elle est méconnaissable, habillée en garçonne avec une chemise à jabot (incrustée de brillants, tout de même) et coiffée d’une queue de cheval : malgré ce que le nom du spectacle (héroïnes haendéliennes) laisse entendre, ce sont en effet des rôles de héros qui sont interprétés après l’entracte. Faisant usage de différents appeaux, le percussionniste et le trompettiste de l’Ensemble créent une ambiance bucolique pour ce premier air extrait d’Appolo e Daphne, tandis que le flûtiste répond aux trilles de la chanteuse avec un son d’une pureté cristalline. Contente de l’effet produit, elle applaudit chaleureusement ses musiciens, qui poursuivent avec deux extraits instrumentaux d’Ariodante. Dans le fameux Scherza infida au rythme entêtant, extrait du même ouvrage, elle transmet une large dose d’émotion, faisant passer un frisson dans le public lorsqu’elle émet un grave prodigieux et longuement tenu. L’air est enchaîné avec le Concerto grosso en si bémol majeur conduit par le timbre mélancolique des violoncelles, avant un dernier extrait, de Teseo cette fois, au cours duquel elle continue à s’amuser, répondant au hautbois et feignant d’avoir fait une vocalise trop puissante pour la reprendre avec douceur et nuance.
Ensevelie sous une montagne de fleurs (qu’elle partage avec ses musiciens), la cantatrice offre trois bis, qui s’éloignent du thème de la soirée, allant chercher les deux premiers chez Vivaldi et le troisième chez Steffani. Sventurata navicella est extrait de Giustino, au cours duquel elle s’accompagne d’un tambourin. Sol da te mio dolce amor est tiré d’Orlando Furioso. L’air est doux et apaisant, plongeant la salle dans une atmosphère presqu’irréelle. Enfin, A facile vittoria est extrait de Tassilone. Les vocalises de Bartoli s’y écoulent avec la fluidité d’un torrent vocal. Un jeu s’instaure alors avec le trompettiste qui la met au défi de suivre ses envolées musicales, ce qu’elle fait avec un sourire entendu. Il teste ensuite sa longueur de souffle, tenant lui-même sa dernière note une éternité. Mais là encore, Bartoli ne lui laisse aucune chance, s’inspectant les ongles avec un regard moqueur pendant que son vibrato s'envole longuement. Ne se laissant pas abattre, le trompettiste enchaîne avec un air de jazz auquel Bartoli répond en interprétant avec finesse les premières mesures de Summertime, extrait de Porgy and Bess de Gershwin, accompagnée des claquements de doigts des autres instrumentistes. La salle lui réserve une standing ovation.