Starmania de retour
Depuis sa création à la fin des années 70 par Michel Berger et Luc Plamondon, l’opéra rock Starmania n’a cessé de trotter dans l’inconscient collectif avec une densité rare de tubes, de SOS d’un terrien en détresse indissociable de Daniel Balavoine à Le Monde est Stone.
Derrière le catalogue de chansons à succès se terre toutefois une intrigue, beaucoup moins connue mais aux accents tristement prophétiques car elle annonce en 1978 un monde dystopique dans lequel un homme d’affaires se lance en politique et épouse une starlette, des terroristes s’attaquent à des gratte-ciels, la population est obsédée par la télé-réalité et l’écologie s’oppose à un futurisme de plus en plus intenable. C’est cet univers que Thomas Jolly a souhaité mettre en avant pour cette mouture 2022 du spectacle.
Le livret épouse la version d’origine de 1978, avec notamment la figure du Gourou Marabout, chantre écolo prêchant le retour à la nature supprimé des versions suivantes, mais incorpore des éléments de productions ultérieures avec par exemple Nos Planètes se séparent créé en 1989.
Thomas Jolly prend le parti d’expliciter la violence à laquelle s’adonnent les Etoiles Noires, bien loin de la rébellion romantique portée par le souvenir de Balavoine. Un angle louable mais qui précipite la transformation de Cristal, de victime de kidnapping en terroriste zélée, en l’espace d’un tableau, un syndrome de Stockholm pourtant à la base de la genèse de Starmania.
La scénographie de Thomas Jolly met en avant les lumières : abondantes, elles figurent tantôt les barreaux d’une prison ou les flashs des néons, et ajoutent une profondeur considérable à la scène en se propageant jusqu’au cœur du public. L’usage des spots et des stroboscopes, bien que spectaculaire, s’avère parfois distrayant et un brin excessif.
Les décors de Nathalie Favre, sombres, oppressants et géométriques, rappellent l’ambiance de Metropolis : un mobilier central éclairé avec ingéniosité représente tantôt une forêt de gratte-ciels, la tribune d’un meeting politique ou la boîte de nuit du Naziland, l’un des tableaux les plus accomplis où se dandinent de mortifères clubbers habillés par Nicolas Ghesquière.

Comme s’il avait malgré tout du mal à passer outre l’héritage des tubes de Starmania, ou s’il voulait plaire à un public venu surtout les réentendre, Thomas Jolly choisit sur de nombreux numéros musicaux de réduire la mise en scène à portion congrue, avec les chanteurs seuls au milieu de la scène micro à la main. Un regret car les nombreuses exceptions à cette règle regorgent d’idées de mise en scène : maelstrom lumineux du Blues du Businessman, violence brute sur Travesti ou les errances des Adieux d’un Sex Symbol. Les chorégraphies de Sidi Larbi Cherkaoui, d’un modern jazz très classique mais pertinentes, viennent apporter leur grain de sel, notamment sur le tableau d’Un enfant de la pollution, qui voit Ziggy se démultiplier et les danseurs prendre le pouvoir sur scène.

Fidèle à l’esprit de la production originale, la direction musicale met de côté les synthétiseurs pour un son plus rock. Les musiciens, présents de chaque côté de la scène, sont parfois amplifiés plus que de raison mais la fidélité est encore au rendez-vous avec le casting vocal qui réunit chanteurs français et québécois. La plupart sont issus d’éditions récentes de The Voice (La Voix au Québec). Le rythme éreintant des représentations (chaque soir jusqu’à fin janvier, hormis les lundis mais avec deux par jour le samedi) exige de faire régulièrement appel à la double distribution.

Johnny Rockfort est ainsi interprété ce soir par William Cloutier qui alterne avec Côme. Le chanteur québécois embrasse la part d’ombre de son personnage, et loin de répliquer le spleen de Daniel Balavoine, fait montre d’une belle intensité. Sur la gageure vocale qu’est SOS d’un terrien en détresse, il parvient à rendre aussi naturel que possible le passage en voix de tête. Cristal est incarnée par la jeune québécoise Gabrielle Lapointe, qui a plus de mal à s’extraire du poids de la voix juvénile de France Gall. La voix légère et timide, atteint toutefois les aigus sans trop de peine mais elle s’accorde mal au virage dramatique de son personnage.

Magali Goblet (Stella) semble vouloir imiter Diane Dufresne au début des Adieux d’un Sex Symbol : vibrato très audible, changements de timbre, tics de diction, etc. Mais la suite du spectacle et notamment un très réussi Rêve de Stella Spotlight permettent à la chanteuse d’apporter la touche troublante de son timbre ambré au rôle.
La leader des Etoiles Noires, Sadia, plus maléfique que jamais dans cette mise en scène, est interprétée par Miriam Baghdassarian. La voix chaude, profonde et rauque apporte entrain et sauvagerie à des chansons comme Travesti ou Naziland. David Latulippe apporte sa voix légère et mielleuse comme il faut au politicien torve Zéro Janvier. Les aigus du Blues du Businessman sont passés en force mais avec panache. Malaika Lacy prête sa voix à son adversaire le Gourou Marabout : sa voix chaude, puissante et bien projetée s’accommode difficilement de l’amplification et rend sa chanson Paranoïa difficilement compréhensible derrière l’orchestre.

Adrien Fruit campe un Ziggy androgyne, dont la voix claire et fraîche traduit l’insolence et l’égoïsme. À la création de l’opéra-rock, le personnage incarnait à lui seul une remise en cause des genres et orientations sexuelles attendues. C’est aujourd’hui Alex Montembault, artiste "non binaire" convoquant à la fois le spectre du féminin et du masculin, la naïveté de l’enfance et le ton résigné de l’âge adulte, qui résument un spectacle lorgnant autant vers le passé que vers l’avenir : sa Marie-Jeanne recueille tous les suffrages du public. Dans ce rôle où les tubes s’enchaînent, l’artiste sait tantôt jouer de la fragilité ou de la timidité de sa voix pour apporter d’appréciables aspérités : Un garçon pas comme les autres interprété à la guitare sèche sur scène, Les uns contre les autres où transparaissent isolement et renoncement, et enfin Le monde est stone, tableau final et tragique.
Le public nombreux, passionné et nostalgique, n’hésite pas à pousser la chansonnette et réserve une ovation debout aux artistes.
